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No 2, 2008


Place de la sexoanalyse dans les problèmes de désir du couple après un accouchement (english summary)


Agnès Camincher1

ETAT DES LIEUX

Depuis que sa femme a accouché, Louis2 présente une nette baisse de son désir sexuel. Il s'absente du domicile un soir sur deux et va retrouver ses amis au club de football. Même après un an le couple ne partage plus aucun moment d'intimité.

Sarah est un autre exemple parmi les nombreuses personnes se plaignant d'une inhibition du désir sexuel, deux ans encore après son dernier accouchement ; pourtant, la délivrance s'est passée au mieux, ainsi que le post-partum. « Mon désir est comme mort. On a perdu le mode d'emploi ».

Les exemples de couples heureux sans désir, lorsqu'ils sont parents, pourraient se succéder, en particulier lorsque la famille a atteint la dimension souhaitée.

Pourtant, d’autres couples font face au défi de l’accouchement, sans éprouver de problèmes majeurs. Prenons Sophie. Celle-ci a eu une épisiotomie de grande taille, difficile à cicatriser, suite à la naissance par forceps, de son bébé de 4100g. Elle et son compagnon, vont reprendre les rapports sexuels rapidement et sans problème. Ils signalent, de surcroît, une amélioration de leur satisfaction sexuelle.

Ma réflexion sur la question du désir érotique en général, et des jeunes parents en particulier, est devenue capitale dans ma pratique professionnelle de sage-femme et sexologue. Au fur et à mesure, la constatation s'est imposée d'une fréquente incohérence entre les problèmes présupposés anatomiques et fonctionnels des suites de l'accouchement, et la reprise d'une sexualité satisfaisante à l'agrandissement de la famille.

Cet article vise à montrer qu’une approche sexoanalytique de la problématique des troubles du désir postnataux permet d’établir des similitudes entre les cas observés et ce faisant, par une approche empirique, d’établir des hypothèses. Grâce à celles-ci, nous pourrons apporter des éléments de solution aux personnes concernées. En premier lieu, même si les troubles du désir remplissent une bonne part de l’agenda du sexologue actuellement, il n’est pas inutile de nous poser quelques questions sur ce phénomène. En effet, en abordant ce sujet, nous plongeons entièrement dans le registre de la subjectivité : subjectivité de la perception du désir, subjectivité de la notion de manque de désir, de son évaluation. Nous pourrions prolonger la liste à l’envie. Or, dans le postnatal, pourquoi le manque d’envie d’activité sexuelle pose-t-il particulièrement problème ? Est-ce menaçant pour l’individu, pour le couple ou pour la famille toute entière ?

Par ailleurs, il existe quelques études sur la sexualité des jeunes parents (Barret et al. 2000 ; Dixon et al., 2000 ; Von Sydow, 2002) dans lesquelles on peut relever, des traits communs significatifs: la sexualité postnatale fait toutefois l’objet de très peu d’articles après six mois, rarement au-delà d’un an et exceptionnellement au-delà de dix-huit mois. Les hypothèses autour de cette problématique sont nombreuses, d’autant qu’elles émanent d’horizons divers. Dans les manuels professionnels d’obstétrique ou les livres à l’usage du grand public, il est fait très souvent référence aux problèmes hormonaux comme genèse des difficultés sexuelles postnatales. Or, Schreiner-Engel (1989) nous indique qu’il n’existe pas de différence hormonale notoire entre des femmes au désir sexuel actif ou des femmes souffrant d’une inhibition du désir sexuel. Par ailleurs, l’argumentation hormonale perd son sens un an après. Les modifications périnéales après l’accouchement sont régulièrement mentionnées comme ayant un impact sur la reprise des rapports sexuels. Or, il a déjà été noté que la césarienne et l’accouchement par voie basse (vaginale), ne sont pas des facteurs significatifs sur la sexualité à long terme (Signorello et al. 2001). Il est par contre justifié, de pointer les problèmes de partage des tâches au sein de la famille, le surcroît de fatigue, le stress et donc, par le fait même, le manque de disponibilité, subis par les jeunes mères. Les psychanalystes proposent également leur compréhension, centrée sur le lien fusionnel mère-enfant des premiers mois et sur ses conséquences dans le couple (Bydlowski, 2005).

Il faut bien admettre que la plupart des études émanent des gynécologues, forcément très impliqués dans le suivi des grossesses et de leurs suites. Par focalisation sur la femme, celle-ci est souvent rendue responsable des difficultés sexuelles du couple ou alors, victime par l’accouchement de modifications physiques ayant des conséquences possibles sur le désir. Les gynécologues abordent également le problème - préoccupant par sa fréquence - de la dépression du post-partum, puisqu’elle touche 10% des jeunes mères.

Caroline Hirt (2005), ethnologue, dénonce le phénomène de focalisation sur la femme et celui de réduction des étiologies comme « glissement conceptuel », allant même jusqu’à parler de paternalisme. Selon Glazener (1997), si 25% des femmes ont une baisse de désir dix-huit mois après leur accouchement, 20% des hommes sont également touchés, alors que leur périnée est à priori intact ! La clinique ne confirme pas la logique rationaliste, ce déterminisme de la nature. Les différentes clés de compréhension de ces problèmes de désir ne sont donc pas suffisantes, voire erronées. En sexologie, il est très tentant de puzzlifier le désir. En cas d’inhibition ou de différence de désir dans le couple, on va chercher à identifier les morceaux qui constituent le puzzle, les élaborer et les orienter, autrement dit, déconstruire afin de reconstruire. Le désir a ceci de particulier qu’on ne peut pas le démonter et le remonter avec les mêmes pièces ; il n’existe pas de symétrie ; le négatif et le positif n’étant pas constitués des mêmes pièces. Basson (2005) a pu mettre en relief la complexité du désir chez la femme. Cette vision métaphorique du désir est très importante car elle illustre à quel point une vision narrative des confins du désir a une très nette influence sur l’évolution de la problématique.

En quoi une sexualité épanouie devient-elle menaçante si la famille s’agrandit ? Par quel biais l’érotisme intérieur se neutralise-t-il ? Quel fantasme insupportable préfère rester dans l’ombre ? Pourquoi la plume de l’histoire sexuelle reste-t-elle accrochée et muette sur le papier ? Que signifie cet assourdissant silence du désir ?

Cet article vise à expliquer la pertinence de la sexoanalyse dans les troubles du désir durables, au delà de la première année après une naissance, en prenant appui sur la douzaine de cas cliniques, traités durant les dix-huit derniers mois.

LES HYPOTHESES SEXOANALYTIQUES

Dans la lignée des travaux de Stoller sur l’imaginaire érotique, la sexoanalyse, fondée par Claude Crépault, s’attache à aborder la question sexuelle sous un angle original, celle-ci proposant un modèle de développement, du moi sexuel3 (Medico 2007). Au-delà de ses concepts, elle explore chez l’individu trois sphères du sexuel: la fonction érotique, la genralité ainsi que le rapport à l’autre sexe et au même sexe. Nous supposions que l’atteinte de ces sphères pouvait être sérieuse, en cas de désir hypoactif à long terme après une naissance. Nous avons confirmé notre hypothèse au fur et à mesure de nos investigations, c’est-à-dire que le moi sexuel peut être perturbé dans ses profondeurs chez les mères ou chez les pères, en particulier la genralité et la fonction érotique.

Atteinte de la genralité chez les jeunes mères

La genralité, telle que comprise en sexoanalyse, est probablement bien plus qu’un concept permettant la compréhension de la maturité sexuelle ou qu’un moyen de traiter les dysfonctions sexuelles. Claude Crépault (2005) la définit comme « le degré de masculinité et de féminité dont est porteur un individu » (p.13.). Katia Fournier (2008) introduit la notion « d’aménagement dynamique du féminin et du masculin à l’intérieur d’un individu ».

Esturgie (2007), parlant de l’identité de genre, ajoute: « Une identité de genre peut être considérée non comme acquise une fois pour toutes, après résolution du complexe genral nucléaire, mais au contraire performative, c’est à dire en perpétuel accomplissement. »

Il s’agit de l’impression subjective d’habiter pleinement son genre ainsi que de pouvoir jouir de ses caractéristiques, telles que définies par l’époque et le lieu. Nous avons observé chez les mères consultant pour trouble du désir après l’accouchement la quasi-permanence d’un trouble de la genralité, à tel point que l’on peut parler de dépression voire d’hémorragie genrale par activation massive du clivage madone / anti-madone. Non que ces jeunes mères semblent renforcer leur masculinité, bien au contraire. Il ne s’agit pas ici, du genre comme observation extérieure mais, je note plutôt chez elles, un discours sur le genre très homogène, dans le sens d’une dépression genrale. On pourrait également éclairer leur narration comme étant celle d’une altération de la perception de leur féminité, laissant ces femmes dans un grand désarroi et une baisse de l’estime de soi. Ce trouble important, en outre, possède un caractère d’atteinte profonde identitaire, résultant du clivage activé, ne laissant de l’espace dans la conscience qu’au versant « Madone » et atrophiant la désirabilité, versant « anti-Madone » relégué dans l’inconscient et qui se manifestera, nous le verrons, dans les rêves.

En l’occurrence, ce trouble de la perception genrale va de pair avec certaines anxiétés : angoisses de performance, doutes voire un déni total de désirabilité. Pourquoi de telles perturbations ? Comment les expliquer ? On pourrait en effet s’étonner que des femmes en plein exercice de leur maternité ait une atteinte importante de leur perception de la féminité, alors qu’elles exhalent une forme de sensualité bien caractéristique à leur statut et débordent de jeunesse, pour la plupart d’entre elles.

J’émets plusieurs hypothèses à ce sujet, confirmées par la clinique. Tout d’abord, et quelque soit le vécu de l’accouchement, il s’agit d’une expérience d’une telle intensité émotionnelle qu’il peut s’ensuivre une véritable rupture identitaire. Rien n’est plus comme avant, le regard sur l’existence a changé, celui sur le partenaire s’est modifié, la genralité comme discours sur soi-même est totalement perturbée, connotée comme tout à fait secondaire au regard d’un changement de statut. Ces sentiments sont renforcés dans les semaines qui suivent par la « capacité de maternage » : la très forte valorisation de l’identité maternelle, supplantant en quelque sorte le pôle sexuel de la féminité, comme le décrit Stoller (1979, 1984). Il s’agit donc bien de la sensation subjective d’un déséquilibre genral, doublée d’une perte de la sensation de désirabilité, au profit du sujet maternant. Ce trouble de la genralité se caractérise par une perte de la notion de désirabilité, sans qu’il soit vraiment possible de déterminer l’enchaînement des pensées. De plus, la place prise par la fonction maternelle comme rôle de genre influencerait cette identité ressentie.

Autre explication : on constate souvent en parallèle une confusion entre désirabilité et normes esthétiques. En effet, si la notion de base est la suivante : pour être une femme attractive, mon tour de taille doit rester ferme et inférieur à 60, 70… cm, la modification de ces données, fréquente après un accouchement, est alors perçue comme signe de non-désirabilité. Se sentant moins désirable, moins féminine selon ses propres critères, la jeune mère éprouvera également moins de désir, censurera son érotisme intérieur comme illégitime, par manque de repères de désirabilité. Inès effectue une rééducation du périnée4 intensive avant de pouvoir enchaîner des séances de sport en salle pour perdre les quelques trois kilos superflus demeurés depuis son accouchement. Ensuite seulement, elle pourra envisager la reprise de rapports sexuels, dont elle se juge elle-même indigne pour le moment. Cette notion est également superposable à la question des sensations corporelles. Selon Stoller (1979), le développement du moi corporel tient aux « multiples sensations de qualité et d’intensité variées, issues notamment des organes génitaux, qui donnent la dimension physique du sexe auquel le petit enfant appartient et contribuent à lui en donner la dimension psychique »(p. 61). Il est tout à fait cohérent de penser, et ceci se vérifie par la clinique, qu’une femme dont le ressenti de ses organes génitaux est modifié après un accouchement, ait très souvent une perception très déformée, voire caricaturale, de sa réalité. Il s’agit même parfois d’un vide de sensation, d’une impression d’organes génitaux informes, ce qui est très anxiogène. On sait à quel point la modification du schéma corporel peut alors la faire vaciller dans sa féminité.

Par conséquent, on peut effectivement penser que la féminité est très souvent atteinte par un ensemble de signes perçus physiquement relayés par les références et les valeurs de l’individu.

Le concept de genralité est très intéressant en ceci qu’il se distancie profondément des conceptions biologiques et rationnelles du sexe comme déterminisme. Il confirme la complexité et la variabilité de la perception subjective et de l’interprétation.

L’imaginaire érotique

L’exploration systématique de l’imaginaire érotique chez les personnes, hommes ou femmes, souffrant de désir hypo-actif après un accouchement nous a offert bien des surprises. Rappelons que, dans une perspective sexoanalytique, ce travail de narration est considéré comme la voie princière de découverte de l’inconscient sexuel, avec son cortège de besoins, d’anxiétés et de défenses. Stoller (1979) et Crépault (1981 et suivantes) ont décrit à quel point les fantasmes ont un rôle dans l’origine du désir. Ces récits fantasmatiques prennent des formes variées, allant de la simple impression très vague et diffuse, parfois perçue comme un flash, jusqu’au scénario riche en détails. Notons que la maturité sexuelle, telle que décrite en sexoanalyse5, consiste, entre autres choses, en l’intégration des érotismes fusionnels et anti-fusionnels.

« On peut parler d’intégration des érotismes fusionnel et anti-fusionnel quand la vie érotique est à la fois activée par l’amour et par la haine, ce qui présuppose l’absence de clivage entre l’objet d’amour et l’objet de désir » (Crépault, 1997, p.107).


Il est important de préciser que les personnes auxquelles il est fait référence pour cet article mentionnaient pour leur couple actuel une sexualité satisfaisante avant l’agrandissement de la famille. 

Ma première étape dans l’investigation fantasmatique des jeunes parents a été de constater une pauvreté fantasmatique généralement retrouvée, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. 

En outre, je retiens la culpabilité comme émotion dominante doublée d’une très forte anxiété liées à ces narrations fantasmatiques non fusionnelles. Il existe plusieurs explications fiables à cette culpabilité manifeste lors de l’expression imaginaire de désirs non fusionnels, voire à l’absence d’imagination érotique : il est légitime de prétendre que les projets de maternité en général, et un désir d’enfant en particulier, puissent nourrir le désir sexuel et même être source d’excitation.

« Nous partons de l'hypothèse que ce désir d'enfant est bien antérieur dans le développement intrapsychique à la prise de conscience véritable de ce désir. Or, jusqu'à l'avènement de la contraception, la question du désir sexuel était tout à fait secondaire par rapport au problème contraceptif. Il ne s'agissait pas de savoir comment retrouver du désir pour sa ou son partenaire après la naissance des enfants mais comment faire pour éviter d'avoir plus d'enfants que souhaité. Cette préoccupation est donc tout à fait récente ; la génération actuelle des jeunes parents est probablement la première ou la seconde concernée et c'est pourquoi cette question est récemment posée. » (Camincher, 2006 p.26). 

Un projet de famille peut avoir un réel impact sur la narration fantasmatique en facilitant la composition d’un imaginaire très fusionnel. Une fois la famille constituée, l’imaginaire érotique peut être comme vidé de son contenu. L’identité de genre narrative ici et maintenant se cherche sans se trouver. Le fil de son historicité est comme rompu. Quelle narration sexuelle pour le futur? 

La seconde explication à cette rupture fantasmatique et à cette culpabilité est l’aspect menaçant pour la cohésion familiale que représente un érotisme anti-fusionnel. Dans la plupart des couples modernes, les parents vivent autour de la naissance une très forte fusion émotionnelle. Hormis l’allaitement (toutefois certains pères se lèvent la nuit en même temps que leur compagne pour la soutenir pendant les tétées nocturnes), ils partagent tous deux les rôles et les tâches familiales. Comment alors accepter sereinement un érotisme nourri d’hostilité, de violence, d’amour-passion et de désir brûlant ? Les deux parents deviennent les deux agents maternants et de fait, on assiste à une atténuation de la différence sexuelle. Peut-on se permettre des fantasmes anti-fusionnels si l’on attend du partenaire tendresse, sécurité affective et protection de la famille ? Ceci peut en outre prendre la forme d’une anxiété de dé-madonisation chez la femme, c’est-à-dire pour elle-même lui faire craindre de perdre les caractéristiques de son versant madone, investi comme essentiel dans sa réalité quotidienne. Pour l’homme, comme alternative à la baisse de désir, et en réponse à cette très forte anxiété peut succéder un clivage de l’érotisme : d’une part une relation affective fusionnelle puissante, désexualisée et d’autre part, un érotisme vécu ou imaginé avec une femme très fortement connotée anti-madone. 

À présent, reprenons la notion de désir telle que conçue par Deleuze (1988) : « Je ne désire jamais quelque chose tout seul. Je désire bien plus. Je désire dans un ensemble. Il n’y a pas de désir qui ne coule dans un agencement ». 

On peut raisonnablement parler ici, d’un changement d’agencement inévitable et involontaire après l’accouchement. Le désir ne peut s’isoler du regard modifié porté sur l’autre ni du nouveau paysage ainsi agencé. 

Enfin, je mentionnerai la part essentielle prise par les représentations dans l’imaginaire érotique des jeunes parents ; représentations qui agissent comme lien d’historicité et participent à l’expression du moi sexuel, même dans les profondeurs intimes de l’inconscient sexuel. Pour illustrer mon propos, prenons les imagos parentales. Comment le parent de même sexe ou du sexe opposé a-t-il pu ou non concilier son statut de parent avec sa vie conjugale ? Tous les patients ayant consulté pour trouble du désir après l’arrivée des enfants ont mentionné dans leur anamnèse que le couple de leurs propres parents n’avait pas semblé épanoui et ne s’était manifesté aucun signe visible d’affection. 

À ce stade-ci, intéressons-nous aux représentations iconographiques des femmes depuis le Moyen-Age jusqu’à nos jours. Les « Vierges à l’Enfant » occupent une place importante dans l’art plastique pictural et statuaire. Il suffit de se rendre à la galerie des Offices à Florence pour en être totalement convaincu. Après avoir admiré des centaines de chefs-d’œuvre de toutes époques, je ne peux que constater la totale dichotomie entre maternité et sexualité dans les représentations artistiques. Pour des raisons certes théologiques, la Madone est vénérée mais intouchable. Le compagnon est le plus souvent absent de la toile, sauf dans « La Madone à l’agneau », de Raphaël.

Raphaël, 1507, La Madone à l’agneau, Madrid, Musée du Prado 

L’érotisme est presque toujours absent de ces représentations, mis à part le désir parfois très subtil que le peintre semble avoir éprouvé pour son modèle. Ainsi, « La Vierge au diadème bleu », toujours de Raphaël, laisse entrevoir son bout de sein sous son vêtement. 


Raphaël, 1510-1512, La Vierge au diadème bleu, Paris, Musée du Louvre 


En outre, si la peinture à caractère érotique offre toute une palette d’œuvres très diverses, il n’y est jamais fait mention, directement ou indirectement, de la maternité ou de la paternité. Je noterai toutefois les statues de Gustav Vigeland (1869-1943) à Oslo, qui offrent quant à elles, une vision anthropologique bien différente de la famille.


Vigeland Gustav, (1869-1943) statue du parc de Vigeland, Oslo 


Le lien entre sexualité et procréation est véritablement tenace et si la libéralisation des mœurs sexuelles n’en est pas venue à bout, serait-ce au service de finalités phylogénétiques ? La sexualité des parents semble véhiculer de façon inconsciente et d’autant plus efficace quelques derniers tabous, jusque dans les confins de l’imaginaire érotique. On peut légitimement se poser la question de l’impact des représentations et de l’histoire sur l’imaginaire érotique. Foucault (1984) avait déjà très clairement développé cette question. 

On voit à quel point la notion d’interprétation est au cœur de la problématique. Autrement dit, les troubles du désir pourraient être représentés de la façon suivante : il s’agirait de la collusion entre des pensées rationnelles : dogmes, principes, préjugés, ensemble de signes liés à la perception du désir et aussi des anxiétés genrales et les menaces qui y sont associées : abandon, infidélité, anxiété de devenir une mauvaise mère. 

CAS CLINIQUES 

Voici quelques exemples de cas cliniques illustrant ces hypothèses : 

Tout d’abord : Sophie, évoquée plus haut, dont la sexualité s’est nettement améliorée, alors que, médicalement parlant, tout nous poussait à croire qu’elle et son partenaire allaient rencontrer des difficultés. D’un point de vue sexoanalytique, nous pouvons légitimement poser l’hypothèse d’une absence de clivage madone / anti-madone chez les deux partenaires. En outre, l’expérience émotionnelle et corporelle de la grossesse, de l’accouchement et de l’arrivée d’un enfant se révèle être pour eux, une expérience positive pour leur genralité et par conséquent, les amène vers une plus grande maturité sexuelle. 

Martine a une petite fille de deux ans et ne ressent plus aucune libido. Ni impressions fantasmatiques, ni rêves érotiques. Elle et son mari s’entendent très bien, partagent les tâches ménagères ainsi que l’éducation de leur fillette. Martine me dit : « Je me rends compte que, depuis que je suis mère, je m’habille comme un sac, je n’ai plus de plaisir à soigner mon apparence. Mon mari et moi enfilons tous les soirs nos pyjamas identiques. On n’est plus un homme et une femme, on est une équipe de parents ». 

Telle autre jeune femme, Valérie, ne souhaitait pas revivre sa sexualité tant qu’elle n’avait pas retrouvé son ventre plat d’avant sa grossesse. Ceci bien sûr, de façon totale et indépendante, du discours du partenaire. 

Ces deux exemples illustrent clairement un malaise lié à l’apparence et à la non-différenciation sexuelle. Martine semble éloignée de sa féminité, comme si celle-ci l’avait quittée. Elle n’y trouve plus goût. Cet exemple illustre la « dépression genrale » décrite plus haut. Valérie, quant à elle, a besoin de percevoir son corps comme adéquat pour se sentir à nouveau désirable. Son corps sert de repère à la désirabilité. Cependant, elle met une stratégie en place pour surmonter son trouble. Ces deux jeunes femmes se plaignent d’un trouble du désir, plus anxiogène chez Martine, car totalement incompréhensible pour elle, cette dernière pouvant tout à fait exprimer les changements vécus dans sa réalité quotidienne et la modification des rôles au sein du couple. En outre, elle a un profond trouble du désir, également partagé par son mari. 

Après quelques séances, l’imaginaire le plus souvent évoqué est de nature fortement fusionnelle, très romantisé. Si enfin, après de nombreuses séances, des scénarios fantasmatiques anti-fusionnels sont exprimés, ceux-ci sont toutefois accompagnés d’une très grande anxiété et d’une forte culpabilité. Martine finira par décrire un scénario de viol, survenu lors d’un rêve, très déroutant pour elle, mais à caractère fortement excitant. Un inconnu s’introduit chez elle et la violente. Comme si, étant mère, elle ne peut plus se permettre d’être une femme de plaisir, une femme sexuelle. Le violeur symbolise alors son désir de désirabilité. Elle est au carrefour du désir de l’anti-madone, associé à une forte anxiété de démadonisation, de culpabilité, à l’effroyable désir d’être une mauvaise femme aimant le sexe, et finalement à une anxiété d’être une mauvaise mère. 

Anne est femme au foyer, mère de trois enfants. Dans son imaginaire, elle s’identifie à une femme d’affaire très autoritaire et féminine et se fait surprendre par un homme qui la jette sur son bureau et la pénètre. Ce fantasme anti-fusionnel la trouble profondément et elle craint de perdre ses caractéristiques maternelles, et pour le moins, les caractéristiques de l’anti-madone lui sont insupportables. 

Olivier, véritable papa-poule, rêve que sa femme fasse un strip-tease très osé dans un cabaret et il la regarde depuis la salle au milieu de nombreux hommes. Il ne comprend pas ce rêve qui est totalement opposé à ses valeurs familiales. 

Enfin, j’ai relevé l’exemple très significatif de jeunes mères « secundos » venues consulter pour inhibition du désir sexuel, dont les parents originaires du pourtour méditerranéen ont migré vers le Nord : France, Suisse. Alors que leur éducation scolaire et leur vie sociale ont été celles de jeunes filles modernes, leurs parents, probablement par loyauté envers leur pays d’origine, leur ont transmis des valeurs familiales et implicitement sexuelles beaucoup plus traditionnelles. Or, le lien entre vie familiale et vie sexuelle a ceci d’extrêmement subtil qu’il est implicite et profondément ancré. Ces femmes souffrent d’une incompatibilité profonde entre leurs aspirations vers une sexualité épanouie et un érotisme neutralisé par des valeurs traditionnelles très limitantes, ce qui se manifeste dans leur fantasmatique. Sur le plan sexoanalytique, elles se sont dépossédées de l’érotisme anti-fusionnel, beaucoup trop anxiogène, par peur d’une dé-madonisation. 

PISTES THERAPEUTIQUES 

Tout d’abord, le travail sexoanalytique sur la féminité est très libérateur pour les individus qui considèrent la beauté physique comme condition sine qua non de la désirabilité et qui essaient désespérément de s’approcher d’un moi physique idéal par des régimes drastiques autant qu’inefficaces ou des heures de sport. Le désir est alors non autorisé tant que l’objectif n’est pas atteint. Peu de femmes, malgré la meilleure volonté du monde, peuvent finalement ressembler à Claudia Schiffer. En revanche, une nouvelle référenciation à la féminité apporte soulagement et confort, dans un cadre thérapeutique. Elle permet une relation au corps apaisée car non pas conflictuelle mais posée en mots, et intériorisée. 

La sexoanalyse comme champ narratif du sujet sur sa sexualité nous permet d’appréhender les représentations de tous ordres comme autant d’éléments venant nourrir le vécu sexuel réel et, dans les profondeurs, l’inconscient sexuel, en s’appuyant sur le ressenti physique et intrapsychique. 

Les jeunes parents ressentent bien qu’il existe des liens entre leur réalité nouvelle, leurs rôles parentaux et leur trouble du désir. Il arrive fréquemment qu’ils aient déjà mis en place quelques mesures visant à « se retrouver à deux comme avant ». Cependant, les liens avec l’érotisme perturbé sont rarement établis, ou très vagues. La sexoanalyse vient combler ce fossé par le travail sur le moi sexuel et en particulier, via l’imaginaire érotique. 

Sachant que nous retrouvons très souvent des anxiétés de démadonisation se manifestant par une non-intégration d’érotisme anti-fusionnel ou alors très anxiogène, il va de soi qu’un travail individuel sexoanalytique en profondeur va permettre de débusquer les causes « historiques » de la construction érotique actuelle. Les notions de madone et d’anti-madone ouvrent le champ à l’investigation des imagos parentales, ainsi qu’aux valeurs familiales transmises explicitement et implicitement. 

Comment ne pas mentionner également le travail personnel du sexoanalyste à propos de ses liens entre sexualité et parentalité ? Travail sur soi ô combien indispensable sur cette problématique. 

Ce travail va conduire petit à petit à une réintégration d’érotismes plus élargis et plus souples et également à une meilleure individuation, souvent perdue dans les affres de la maternité et de la paternité. Si la sexualité du couple concerné a été satisfaisante par le passé, il est souvent surprenant de constater qu’en dépit d’un problème souvent très dramatisé lors des premiers entretiens, les améliorations surviennent bien plus rapidement qu’il aurait été permis de le croire. 

CONCLUSION 

L’approche sexoanalytique de l’imaginaire érotique va permettre aux individus, femmes ou hommes, de mettre à jour, par le moyen des entretiens thérapeutiques, les modes de construction de l’inconscient sexuel après l’arrivée d’un enfant. En quelque sorte, il s’agit tout d’abord de comprendre les enjeux de ce nouveau travail d’élaboration et d’ajustement psychique créé par la venue de l’enfant permettant la continuation du processus de maturation. Cette situation entraîne soit le maintien du clivage des érotismes fusionnel et anti-fusionnel et donc un certain état dysfonctionnel, soit une étape-clé pour harmoniser ces érotismes et parvenir à une maturité et santé sexuelle! La naissance fait ressortir l’antagonisme et le besoin d’harmoniser les opposés. C’est donc bel et bien, un défi développemental. On a saisi la place défensive du trouble et la multiplicité des causes pouvant être débusquées dans les diverses sphères du sexuel, en particulier la genralité et la neutralisation de l’imaginaire érotique. Les questions sont donc nombreuses. Si la problématique touche autant d’individus, on peut raisonnablement parler de carrefour véritablement existentiel à l’arrivée des enfants. La sexoanalyse, dans sa spécificité, permet de reconstruire un discours sexuel supportable et cohérent et de rendre plus fluide et légère une sexualité en quête de sens. 




NOTES

1. Sage-femme, sexologue clinicienne, sexoanalyste, avenue Léopold-Robert 72, CH-2300 La Chaux-de-Fonds (Suisse). 

2. Tous les prénoms évoqués dans cet article ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes citées. 

3. Voici la définition du moi sexuel telle que proposée par Medico (2007) : « J’introduis ici la notion de moi sexuel pour décrire l’ensemble des narrations explicites et implicites (je préfère utiliser implicites plutôt qu’inconscientes, dans ce cas) que le sujet sexué fait de sa propre sexualité. Le moi sexuel comprend l’histoire sexuelle, les imaginaires, la manière dont le sujet se positionne en tant qu’être sexué face au monde, sa genralité, les comportements et tous les possibles de la sexualité d’un individu ». 

4. Rééducation du périnée : travail de renforcement des différents muscles du plancher pelvien ayant été distendus, voire incisés ou déchirés lors d’un accouchement, permettant également une meilleure perception et un contrôle de cette musculature. Il est effectué par une sage-femme ou un physiothérapeute formés spécialement. 

5. Selon la sexoanalyse et tel que proposé par C. Crépault (1997), la maturité sexuelle comporte cinq critères: 1. investissement de la spécificité sexuelle. 2. intégration des composantes masculines et féminines 3. investissement de la complémentarité sexuelle 4. intégration des érotismes fusionnels et anti-fusionnels 5. prédominance de la fonction complétive sur la fonction défensive de la sexualité. 



RÉFÉRENCES

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