No 2, 2008
Garder Éros vivant
Éditorial
Katia Fournier, directrice et rédactrice en chef
en collaboration avec
Claude Esturgie, rédacteur adjoint
Éros. Ce mouvement qui pousse à la recherche du plaisir sexuel, prenant
racine dans des pulsions à la fois somatiques et intrapsychiques
(Crépault, 2001) est toujours actif, du moins à cet état pulsionnel.
Cependant, entre la pulsion essentielle et sa manifestation, Éros sera
édulcoré, sublimé, transformé maintes fois, voire étouffé. Il
rencontrera sur son chemin la somme de nos conflits et de nos
interdits, se faufilant à travers ceux-ci pour trouver sa voie.
Le sexoanalyste, on le sait, est curieux face aux chemins sinueux
qu’emprunte Éros, tout autant qu’il est sensible au désarroi qui
accable ses patients aux prises avec une pulsion érotique qu’ils
souhaitent tantôt maîtriser, tantôt libérer de ses chaînes, souvent les
deux à la fois. Plus ou moins consciemment, chacun veut garder Éros
vivant.
La voie que trouvera Éros chez le délinquant sexuel est une déviation;
la pulsion érotique se manifestant dans un choix d’objet immature.
C’est à cet Éros dévié que s’est intéressée Suzanne Gagné. Tout en
présentant une synthèse formidable des articulations entre les trois
sphères du sexuel
1, l’auteure propose une
compréhension étoffée du fonctionnement érotique des délinquants
sexuels ainsi que de leurs conflits relatifs à la masculinité et à la
différence sexuelle. Ce texte s’avèrera non seulement utile au lecteur
désirant approfondir ses connaissances sur la délinquance sexuelle, il
constitue un apport significatif à l’étude de la sexualité masculine et
de ses avatars.
Il arrive qu’Éros soit bloqué ou neutralisé parce qu’il est perçu trop
menaçant. En outre, il peut constituer une menace à la cohésion
familiale. C’est dans ce territoire qu’Agnès Camincher nous convie,
s’intéressant aux transformations de l’érotisme succédant à la
maternité et la paternité. Son article montre que la parentalité
accentue les clivages (madone/antimadone; érotisme
fusionnel/antifusionnel) et qu’elle constitue un «défi
développemental». Révélant le caractère défensif de la baisse de désir
sexuel qui perdure suite à la venue d’un enfant, cet article permettra
au lecteur de suivre le travail du sexoanalyste explorant avec ses
patients les conflits émergeants et utilisant le «devenir parent» comme
un tremplin pour la maturation genrale et sexuelle.
Éros peut aussi constituer une menace à l’intégrité de la personne.
L’article de Joanne Lépine donne à voir cette facette de l’érotisme, et
plus encore, en décortiquant les conflits en jeu chez cinq femmes
choisissant un conjoint fusionnel pour se sécuriser tout en évitant la
fusion sexuelle pour se préserver. La réflexion de Lépine porte sur les
couches profondes de la psyché, ramenant l’interprétation d’un trouble
de désir sexuel aux racines du complexe fusionnel. Ainsi, la
dysfonction sexuelle sert de rempart à l’anxiété de réengloutissement
dont l’auteure nous rappelle habilement les tenants et aboutissants.
C’est dans leur imaginaire érotique - où elles empruntent une attitude
plus masculine - que ces femmes parviennent à maintenir Éros vivant.
L’article de Guadalupe Brak Lamy montre bien à quel point l’activité
d’Éros dans l’imaginaire est foisonnante. S’inscrivant dans la lignée
des travaux descriptifs sur les fantasmes, ce texte propose la synthèse
d’une étude anthropologique impressionnante menée auprès de 60 hommes
et 60 femmes fréquentant des boîtes de nuit de Lisbonne. L’auteure
dégage les différences hommes-femmes dans les contenus fantasmatiques
et leurs fonctions; et interprète celles-ci selon une grille d’analyse
socio-historico-culturelle.
Louise Grenier nous donne un très beau texte. Elle est analyste et sa
pensée est dans le droit fil de la psychanalyse avec des références
majeures à Freud, Lacan et Piera Aulagnier. Il y a dans cette
communication deux points où se croisent nos approches. Le premier est
l’importance accordée à la dyade mère-fille quand une mère
pathologiquement narcissique transforme le double lien symétrique de la
relation en un «ligotage» où la fille est aliénée de son identité. Le
deuxième est la défaillance du père quand il n’a su remplir le rôle de
« passeur » qui doit être le sien, en dehors de toute ambiguïté,
permettant à sa fille de se poser en femme devant le désir masculin.
Ainsi l’auteure s’intéresse-t-elle à ces histoires de femmes incapables
de se séparer, demeurant captives de l’objet de leur passion amoureuse
à jamais. Dans ces formes d’attachement extrêmes, Thanatos est plus à
l’œuvre qu’Éros nous dit l’auteure. On peut supposer que le mouvement
érotique de ces « femmes d’un seul homme» soit ou bien sublimé, ou
bien confiné au monde onirique et imaginaire.
Qu’en est-il d’Antéros?
Comment réfléchir Thanatos dans une perspective sexoanalytique? Et en
quoi se distingue-t-il d’Antéros? Qui est Antéros en sexoanalyse?
Renvoie-t-il à ce «génie vengeur des amours repoussées», démystifiant
et désenchantant Éros en proscrivant les passions et clamant que le
sexe est un acte rationnel et réglé?
2 S’agit-il
d’une force contribuant à supprimer le mouvement érotique ou est-ce
l’antichambre d’Éros?
Ces questionnements et bien d’autres alimenteront la réflexion des
sexoanalystes qui se sont donné rendez-vous à Bruxelles en juin 2009 à
l’occasion du XII
ième Séminaire international de
sexoanalyse sous le
thème
Éros et Antéros
en sexoanalyse.
D’ici là, le lecteur peut se laisser inspirer par le travail de
l’artiste montréalais Patrick Bérubé (voir rubrique
Autres
regards) qui évoque brillamment cette dialectique du désir : ce qui nous attire est aussi ce qui peut causer notre perte.
NOTES
1. L’articulation
des trois sphères du sexuel – à savoir la fonction
érotique, la genralité et le rapport à l’autre sexe et au même sexe -
constitue l’une des conceptualisation-clé de la sexoanalyse et de sa
constitution comme champ d’étude.
2. Questionnement inspiré de Zygmunt Bauman (2004). L’amour liquide :
de la fragilité des liens entre les hommes. Le Rouergue / Chambon.
RÉFÉRENCE
Crépault, C. 2001. « Éros en sexoanalyse ». In
Éros au féminin, Éros au
masculin, sous la dir. de C. Crépault et G. Lévesque,
Presses de
l’Université du Québec, p. 13-23.
REMERCIEMENTS
L’équipe de la revue remercie chaleureusement les auteurs et
collaborateurs à ce numéro :
Suzanne Gagné, Agnès Camincher, Joanne Lépine, Guadalupe Brak-Lamy,
Louise Grenier, Claude Esturgie et Patrick Bérubé.
Nous remercions également Nathalie Thériault pour le support à
la
révision et la correction de certains textes, Véronique Fournier Duval pour son travail
à la recherche de financement ainsi que l’Institut canadien de
sexoanalyse et l’Institut suisse de sexoanalyse pour leur soutien
indéfectible.