No 2, 2008
La relation passionnelle tire sa force destructrice du premier attachement de l'enfant à sa mère alors qu'il est impuissant et inachevé. Cette image d'un autre tout-puissant se confond pour lui avec l'image de la mort quand un parent, abusant de sa position de pouvoir, l'a jadis soumis à ses propres besoins, affectifs, sexuels ou narcissiques. Alors le sujet, ne pouvant se déprendre du lien fusionnel, se fige dans la soumission, la dépendance et une souffrance plus ou moins consentie.
Je m'intéresse ici aux séparations impossibles dans la vie amoureuse des femmes, plus spécifiquement aux passions qui les tiennent captives de leur objet. Certaines restent liées à un fantôme ou à un homme idéalisé, d'autres à un amant violent ou à un être inaccessible. Leur amour semble ne connaître ni fin ni limite. Quels sont donc les ressorts inconscients de ces attachements indestructibles et destructeurs, quelles sont leurs causes et éventuellement les moyens d’en sortir? Questions qui en appellent une multitude dont celles-ci:
- Pourquoi certaines femmes sont-elles incapables de se détacher d'un homme qui ne les aime pas ou qui les détruit?
- Pourquoi sont-elles incapables de faire le deuil d'un amour perdu?
- Pourquoi refusent-elles absolument de se séparer du «fantôme» d'un absent?
- Quels sont les fantasmes sous-jacents à ce type d'attachement qui s'exprime dans le langage de la fusion, de la passion et/ou de l'aliénation?
- Transfert et aliénation : quelle est la part de l'autre?
- Amours impossibles vs séparations impossibles
- Entre deuil et mélancolie : où situer la passion féminine quand elle devient destructrice?
- Le désir de ne jamais être séparé est-il réalisable?
- Se libérer, comment ?
L'INSÉPARABLE, POURQUOI?
«La séparation est impossible», dit-elle. Suspendue aux apparitions/disparitions de l'être aimé, aux échos lointains d'une voix ou d'un regard, d'un geste ou d'une parole, l'absence de l'aimé induit une passion désespérée. Elle, qui fut arrachée à ses rêves d'union amoureuse, ne peut accepter le «never more» d'un abandon demeuré impensable. Elle, ensevelie dans les silences de son histoire, ne peut entrevoir, encore moins penser, la fin d'un amour constituant la texture même de son être. Elle s'agrippe comme le nourrisson angoissé par le sein qui s'éloigne. La perte de l'objet aimé/aimant la renvoie sur les lieux d'une rupture initiale restée impensée. Sombrant dans la détresse, découvrant son attachement absolu à l'autre, son besoin vital de cet amour-là, et de nul autre, elle redevient ce qu'elle n'a jamais cessé d'être : une enfant façonnée à même la matière brute du désir de la Mère. Non pas la mère objective, mais la mère imaginaire, celle que ne peut vaincre ni la colère, ni la haine, ni même la mort. Ce désir qui s'éternise dans l'inconscient s'est mué en rêve de retour en vainqueur sur les lieux de sa misère originelle. Là où dans un temps immémorial, fut coupé le lien matriciel.
De cette souffrance de l'autre absent, elle jouera désormais en solitaire. Pour survivre psychiquement, elle interprétera ce que j'ai appelé dans mon livre Femme d'un seul homme. Les séparations impossibles (Grenier, 2006), un «duo pour femme seule». Or, ce type de lien montre la puissance dévastatrice de la pulsion de mort quand elle fait de l'objet perdu son représentant. Voilà quelques-unes unes des réflexions qui ont inspiré l'écriture de cet ouvrage.
Il y a des femmes qui établissent un lien fusionnel avec un homme investi par l'amoureuse de la puissance imaginaire des mères. Ce que Piera Aulagnier (1979, p. 138) appelle «l'autre pensé», objet d'amour à la fois omniprésent, tout-puissant et invisible. Or, cette puissance a son revers : le déni de l'altérité, la violence faite à soi et à l'autre. Je ne veux pas dire qu'une femme vivant avec le même homme toute sa vie a un problème de séparation ! Ce qui m'intéresse, ce sont les relations en impasse ou dont la porte de sortie est verrouillée. Dans ce cas, le sujet a perdu sa liberté de désirer ailleurs et autrement. Il est captif d'un lien indestructible et éventuellement destructeur. Ainsi, il arrive que des femmes passent, consciemment ou non, d'une relation fondée sur le désir (amoureux, sexuel) à une relation fondée sur le besoin. Dans ce cas, la séparation est impossible puisque l'autre est devenu un objet dont la perte peut être fatale au sujet. L'être aimé (idéalisé) représentant une mère imaginaire, la source unique de vie et d'amour, il est irremplaçable par définition. Dans certains cas, la séparation est impossible parce que le lien passionnel protège le sujet contre la pulsion de mort et ce qui en dérive, l'annihilation. Autrement dit, la passion permet de détourner la pulsion de mort en lui donnant les apparences de la vie la plus intense, même si elle est toujours portée par un courant autodestructeur.
Bien sûr, le désir n'est jamais libre, il puise sa force colossale dans nos amours infantiles, et il oriente sa quête de satisfactions d'après les traces mnésiques de l'objet perdu (de la jouissance). Nos choix d'objet d'amour, tout comme notre manière d'aimer, sont surdéterminés autant par nos conflits pulsionnels que par l'histoire de nos relations d'objet et de nos identifications. J'y ajouterai certains signifiants forclos du sujet qui l'ont marqué au fer rouge dans un passé traumatique qui ne cesse de se réactualiser via la répétition.
Dans mon livre, j'ai parlé davantage de femmes célèbres ou de personnages fictifs que de mes analysantes. Je me suis intéressée aux expériences communes à plusieurs femmes pour remonter le fil de leur histoire libidinale et de leurs identifications. Mon but étant de symboliser ce qui pour une femme fait fonction de sirènes – le désir de l'autre ? la jouissance ? – l'attirant vers le gouffre.
POURQUOI CERTAINES FEMMES SONT-ELLES INCAPABLES DE SE DÉTACHER D'UN HOMME QUI NE LES AIME PAS OU QUI LES DÉTRUIT?
Pour qu’une relation soit amoureuse, une certaine symétrie ou réciprocité est nécessaire, sinon elle se transforme en passion ou en aliénation. Dans la passion, le rapport de forces est asymétrique, inégal : l'autre est mis en situation d'absolu comme la mère pour le nourrisson. L'autre aimé a donc le pouvoir de vous faire attendre, de vous faire souffrir, pire de vous faire disparaître. Du moins est-ce ainsi que vous vous le représentez. Vous, perdu dans l'autre. Dans la passion, la distinction entre l’objet du besoin et l’objet du désir s’estompe. L'amant qui est au départ un objet de désir contingent se transforme en objet essentiel, et au fil du transfert amoureux il acquiert les caractéristiques de l'objet maternel.
Il n'est pas au pouvoir de l'enfant de choisir sa mère, il n'est pas non plus en son pouvoir d'échapper au désir de la mère. Il y est contraint par son impuissance originaire. La mère, en tant qu’objet de besoin, est donc un choix obligé, un objet qui accapare à son profit la quasi-totalité de la libido, exception faite de la libido auto-érotique. Pour Aulagnier (1979), les caractères définissant l’attachement de l’enfant à sa mère correspondent à la relation passionnelle.
La passion, c’est le lieu de l’impossible. Elle nie ou contourne le sentiment d’une solitude essentielle en fabriquant la figure d’un autre inséparable, forcément idéalisé puisque son existence est vitale. Ce pouvoir de vie et de mort accordé à l'autre est également un effet de la pulsion de mort, une façon pour cette dernière de trouver une satisfaction partielle tout en sauvegardant la vie psychique. Dans la passion, vous vous sentez vivant, même si vous vous perdez dans l'autre. Dans la passion, vous consentez à votre propre disparition. Vous cherchez désespérément à reconstituer une étreinte sans fin avec l’être aimé. C'est une relation imaginaire fusionnelle dans laquelle votre moi et celui de l'autre font un. Pire, une illusion qui exclut toute différence, celle-ci étant appréhendée comme une menace de rupture qui peut se conclure effectivement dans la violence.
POURQUOI SONT-ELLES INCAPABLES DE FAIRE LE DEUIL D'UN AMOUR PERDU?
L'être en proie à la passion investit une autre personne, ou son image, pour en faire l'incarnation de son idéal. Cette idéalisation découle des besoins narcissiques de l’amoureux qui, en plaçant un être au centre de sa vie, jouit de cette grandeur par procuration et identification. Contrairement à la mélancolie où l'ombre de l'objet retombe sur le moi, ici, c'est l'éclat de l'autre qui illumine le moi. C’est donc une identification imaginaire à un autre mis à la place de l'idéal. Dans un premier temps, cette manière d’aimer apporte des jouissances extraordinaires, avant d’être cause de déceptions et de souffrances immenses.
Le début d'une passion rend parfaitement compte de ce qu'on appelle le coup de foudre. Cette expression n'est-elle pas bien choisie pour décrire la violence du choc amoureux, voire de sa dangerosité ? L'idéalisation des qualités de l'autre est la condition de l'éblouissement des premiers moments de l'amour, mais n’est pas une condition nécessaire pour que l'état passionnel persiste. Vous pouvez devenir capable de porter un jugement relativement fondé sur les défauts de l'être aimé, cependant votre apparente lucidité n'ébranle pas votre conviction de ne pouvoir vivre sans lui.
Certains évoqueront ici le masochisme pour expliquer la passion destructrice, réciproque ou non, de certains couples. Sans doute le masochisme y est-il pour quelque chose, mais il ne suffit pas à rendre compte de l’expérience en question. Avec Piera Aulagnier, je pense que le masochiste établit sa relation avec un autre, un sadique, qui s'y engage autant que lui, alors que le passionné prend pour objet un partenaire relativement indifférent et souvent interchangeable contrairement à la stabilité du couple sado-masochiste. Aussi, la suprématie de la souffrance, comme le désir de ne plus souffrir et de ne plus désirer qui peuvent en résulter, montre que le choix de l'objet est plus le fait de Thanatos que d'Éros. Autrement dit, dans l'expérience de «se perdre avec l'autre», la pulsion de mort est à l'œuvre.
«La passion et le deuil procèdent d'un exil, d'une séparation radicale», écrit Hassoun (2004, p 136). Ce qui se joue dans les deux cas, c'est l'expérience d’une perte ayant déjà eu lieu. Dans l'imaginaire, la passion amoureuse n'est pas réciproque parce que d'emblée, elle est inscrite dans la fatalité d'une séparation. Depuis toujours, vous étiez en attente de cet événement. Depuis toujours la passion devait annuler une première béance, or au contraire, elle la révèle. Plus encore, cette béance, cette perte, vous ne voulez pas la reconnaître, or, c'est la condition préalable au deuil.
POURQUOI REFUSENT-ELLES ABSOLUMENT DE SE SÉPARER DU «FANTOME» D'UN ABSENT OU L'ATTENTE SANS FIN DE L'AIMÉ?
Dans l'attachement extrême, il y a un objet hybride qui
satisfait à la
fois la pulsion de vie (Éros) et la pulsion de mort (Thanatos), mais
surtout la pulsion de mort. La nature de ce type d'attachement témoigne
de la suprématie de la souffrance, malgré le désir de ne plus souffrir
et de ne plus désirer qui peuvent en résulter. Le sujet ne vit plus que
dans l’attente de l’objet nécessaire, une attente qui le maintient
entre vie et mort.
Dans certaines passions féminines, comme dans la relation mère-nourrisson, il y a une inégalité foncière des forces et des besoins en présence. Toute rupture est vécue comme un arrachement, une déchirure de l'être, pire, comme un désir de mort de la part de l'autre. La vie sans l'autre, celui ou celle qui est mis en position d'absolu, est impossible. La perte est traumatique parce que d'emblée impensable, à jamais irrecevable. L'autre a pris la place du propre moi du sujet. Le perdre, c'est se perdre soi-même.
L'attente mélancolique de l'objet perdu est la face visible de cette incapacité de symboliser la perte, celle de l'autre étant indissociable de soi. C'est peut également être une façon de revenir sur les lieux d'une détresse ancienne, et qui est restée dans l'inconscient la référence centrale de tout attachement. Parce qu'il est impossible pour tout sujet de vivre dans un monde sans mère, dans un monde sans amour aucun.
Exemple littéraire
Véra existe-t-elle ou n'est-elle que le fantasme du narrateur?
N'est-elle qu'une allégorie de l'attente féminine? Une femme peut-elle
exister en dehors des conventions de la féminité? Véra ne fait pas
l'amour. Elle attend son fiancé parti à la guerre il y a trente ans.
Cette femme qui n'aime qu'une fois et pour toujours incarne un certain
état de la féminité, celle des mystiques, des folles, des héroïnes
tragiques, des grandes amoureuses. Comment une femme peut-elle
s'installer dans une attente infinie? Comment une femme peut-elle
jouir d'une relation d'absence? Le narrateur de La femme qui attendait
est de toute évidence ébloui par Véra en qui il devine une jouissance
par lui ignorée.
Un seul mystère : «la vie d'une femme qui attendait celui qu'elle aimait.» (Ibid., p.12). Comme si elle n'avait pas besoin d'en passer par la relation sexuelle pour aimer. En cela, elle fait penser à une anorexique qui se prive de nourriture pour ne pas ressentir la faim d’amour, qui se nourrit de sa faim. Véra se nourrit d'un fantôme qui lui tient lieu d'amant.
Un homme observe Véra. Il croit qu'elle est faite pour le plaisir physique, sensuel de l'amour, et il trouve dommage qu'elle ne l'offre à personne. Un autre raconte qu'elle attend, encore et toujours, qu'elle a fichu sa vie en l'air avec cette attente! Il pense que son fiancé a été tué à la guerre ou a disparu, qu'importe! Elle aurait dû pleurer, boire un bon coup, porter le deuil, comme le veut la coutume, et puis après recommencer à vivre. Mais non, elle s'entête à perdre sa vie! «Ça fait trente ans qu'elle attend! Et t'as vu comme elle est encore belle…» (Ibid., p. 21). Pour combien de temps encore?
Elle avait seize ans quand son fiancé est parti au front en quarante-cinq et depuis, rien. Rien non plus pour corroborer sa mort. Pour passer le temps, Vera s'occupe des vieilles femmes dont tout le monde se balance. En les soignant, elle voit son propre avenir solitaire. L'attente de Véra dérange les hommes car l'attente la rend indisponible sexuellement. En même temps, ils éprouvent envers elle, envers cette attente «le respect sacré qu'on doit à un vœu, à un serment …» (Ibid., p. 21). On dirait une nonne consacrée à un dieu invisible et muet. «Une femme si intensément destinée au bonheur (ne serait-ce qu'à un bonheur purement physique, oui, à un banal bien être charnel) et qui choisit, on dirait avec insouciance, la solitude, la fidélité envers un absent, le refus d'aimer…» (Ibid., p. 9).
Est-il vrai que toutes les femmes attendent un «homme au regard ferme et grave, venant de plus loin que la mort vers une femme qui espérait malgré tout?» (Ibid., p. 25). Le narrateur, lui aussi, est fasciné par l'inaccessibilité de cette amoureuse qui communie avec un absent. Femme sanctifiée par son attente, et qui suscite des désirs lascifs, des envies de la prendre comme une louve solitaire et de la libérer de son vœu absurde.
Le narrateur de vingt-neuf ans veut comprendre comment on peut attendre quelqu'un toute sa vie. Comment est-ce possible et pourquoi? Nous aussi, lecteurs, voudrions déchiffrer l'énigme que constitue cette attente. Comme s'il y avait là une sorte de mystique féminine qui échappe à toutes nos belles théories sur le deuil. Ici, pas de deuil, l'objet d'amour n'est jamais perdu. Un jour, suite à des rêves récurrents, Véra est allée à la gare pour attendre son fiancé. Cette fois, elle était sûre qu'il viendrait. Comme si son attente objective sur le quai d'une gare pouvait le faire apparaître, lui, l'unique. Comme si la fin de l'attente pouvait signifier la disparition de l'autre aimé.
De la vie de Véra, le narrateur ne connaît qu'un moment qui la symbolise tout entière et qui se répète à l'infini. Fixée là sur les lieux d'un départ, elle a toujours seize ans et elle ne cesse de suivre du regard le convoi qui emporte son fiancé vers le front. Elle vient de lui jurer un amour éternel, «une fidélité sans défaut ou une attente jusqu'à la mort, […]» (Ibid., p. 82). La jeune fille écoute un mot lancé par le soldat, l'écho d'une promesse qui ne sera jamais tenue : «reviendrai». Trente ans plus tard, elle longe d'un pas lent la rive d'un lac, elle suit le même chemin que le soldat quand il lui soufflait ce mot : «… reviendrai!» (Ibid., p. 86). Il reviendra le beau jeune homme, le premier et le seul amour de sa vie, et il retrouvera Véra inchangée comme si la séparation n'avait jamais existé. Ce mot s'inscrit psychiquement comme un destin.
Le narrateur se demande ce qui distingue Véra des autres femmes qui attendent un amoureux perdu. Au premier abord, elle lui inspire compassion, admiration, respect, puis le temps passant, une sorte d'agacement qui l’amène à la considérer comme «une curiosité locale, une relique sainte, un rocher pittoresque.» (Ibid., p. 86). Puis, voulant dépouiller cette vie de toute volonté de sacrifice, il veut y voir une fatalité, une absence de véritable choix vu la rareté des hommes après la guerre.
Et pourtant, si elle était libre, vraiment libre de partir ? Cette posture de mater dolorosa pourrait-elle avoir été inventée par les autres, se demande-t-il ? Leur regard ne l'avait-il pas transformée en colonne de sel, démontrant ainsi que les femmes fidèles existent encore ? Et de conclure : «On avait fait du bafouillis amoureux d'une fille de seize ans un vœu irrévocable. Et d'une femme débordante de vie, une sati carbonisée sur le bûcher de la solitude.» (Ibid., p. 89). Il s'indigne «devant ce culte de l'amour éternel dont elle avait été désignée comme idole.» (Ibid., p. 90). Lui, s'en tenant à la présence charnelle de cette femme, veut qu'elle prenne conscience du regard des autres, de l'emprise du désir des hommes sans son attente. Il pressent qu'elle ne peut reconquérir sa liberté qu'en se révoltant contre le regard mystificateur des autres.
À la communauté de ces regards, il substitue son propre regard, son propre jugement. Il voit en elle «une femme dont on a fait un monument aux morts», une «fiancée immolée sur le bûcher de la fidélité.» (Ibid., p. 98). Il a envie folle de la réveiller de cette attente qui est une mort dans la vie. «Elle vit une après-vie, les morts doivent voir ce qu'elle voit …» (Ibid., p. 98). C'est aux vieilles qu'elle s'identifie, vieilles abandonnées qu'elle soigne et accompagne vers le trépas. Comme elles, hors circuit de la féminité sexuelle! Cette femme qui «vivait ce qui ne nous est donné à vivre qu'après la mort» (ibid., p. 99) dote sa vie apparemment absurde d'une signification grandiose.
Au fil d'une conversation, le narrateur apprend que Véra a étudié la linguistique plusieurs années à Leningrad. Elle est revenue dans son village natal au bord de la mer Blanche pour enterrer sa mère, et puis elle est restée. Après avoir presque obtenu un doctorat, elle y a renoncé comme si tout cela n'avait pas d'importance. Pourquoi la linguistique? A-t-elle cru qu'on pouvait posséder les êtres en les nommant? Nous «préférons avoir affaire à une construction verbale plutôt qu'à un être vivant …» (Ibid., p. 10). Le narrateur le croit. C'est en possédant le corps de Véra qu'il la perdra, qu'il perdra l'image que ses mots ont fabriquée.
Cette femme dont il rêve de dévoiler les rouages secrets, de dénuder le cœur, incarne le mystère de l'Autre, de l'altérité. Ce mystère, la possession sexuelle le détruit, le rend dérisoire ou futile. C'est une femme non maîtrisable, non possédée, non pénétrée par le sexe masculin qui attire le jeune homme. Elle doit rester interdite comme la mère.
Véra n'oublie pas, elle reste là, immobile. À attendre quoi?
La mort?
Véra provient de« viera» qui veut dire foi. C'est donc celle qui a foi
en l'autre, au retour de l'autre. Seule, absolument seule, à la fois
«femme d'un seul homme» et femme sans homme, se définissant par son
attente, y trouvant son identité, misère et grandeur.
QUELS SONT LES FANTASMES SOUS-JACENTS À CE TYPE D'ATTACHEMENT QUI S'EXPRIME DANS LE LANGAGE DE LA FUSION, DE LA PASSION ET/OU DE L'ALIÉNATION?
Dans un rêve, Anne me dit : «Il ne faut pas que vous voyiez mon sexe.» Je demande : «pourquoi?» Elle répond : « Parce que vous êtes ma mère.» Un voile est nécessaire. Un voile pour couvrir quoi? Peut-être ce que Freud nomme Ewig-Weibliche, éternel féminin, porte des Mères immémoriales donnant sur une jouissance interdite et impossible à représenter. Le voile dissimule et désigne en même temps ce «for intérieur», ce lieu défendu – fendu et défendu – du sexe des filles. Hymen enfoui dans le noir, le vif, l’humide. Membrane qui sépare le dedans du dehors, l’avant de l’après, la nuit de la lumière, le silence du cri, le désir du savoir. Signe corporel d’une division interne au sexe féminin et éventuellement signifiant du désir (de dévoilement, de théorisation ) des psychanalystes. Anne me désigne la place vide d’un discours, le non-lieu de sa féminité sexuelle dans le regard de sa mère. Elle m’invite à la voir. À assister à sa mise à nu.
Anne me consulte, entre autres motifs, parce qu’elle voudrait se sentir femme, «être enfin une vraie femme». Après cet aveu, elle éclate en sanglots, cache son visage sous ses longs cheveux noirs. Femme, elle l’est de toute évidence, elle en a le genre et l’apparence. Mais ça ne suffit pas bien sûr! Il lui manque quelque chose qu’elle n’arrive pas à nommer. Quoi? Un amour, un enfant, un plaisir, une valeur?
Cette question, elle l’a adressée à son père autrefois, mais il a détourné son regard du corps et du désir de sa fille. Il adorait sa fille certes, mais… la vue de la féminité naissante de celle-ci l'avait troublé, inquiété. Il n'avait su que dire face à cette transformation en femme qui le remuait dans les profondeurs de sa psyché : attirance, effroi qui expriment la résurgence de l’objet œdipien?
Incapable de nommer ce qui vient là arrêter son regard, le père se détourne, abdique. Il abandonne sa fille aux bouleversements du corps et de l'imaginaire et la renvoie dans le monde des mères. La passion œdipienne est ignorée, évitée par celui qui en est l’objet. Ne pouvant soutenir l’avènement de la féminité de sa fille, ni assurer la relance de son désir, il l'oblige à rester une enfant hors sexe.
Anne a trente ans et vit depuis dix ans avec son conjoint, son premier et seul amant. Elle ne ressent plus de désir, ni de plaisir sexuel sauf dans ses rêveries diurnes avec un ami du couple. Elle ne veut plus être touchée, pénétrée. Au cours de l’analyse, le couple se sépare. Anne se sent abandonnée, malheureuse, condamnée au célibat. Un an plus tard, elle rencontre un homme dont elle s’éprend immédiatement. En séance, elle raconte ses orgasmes et ses craintes de perdre son nouvel amour. Elle pourrait être heureuse, dit-elle, n’était-ce les silences de son amant. Pour coïncider absolument avec l’image qu’elle suppose voulue par lui, elle tait ses besoins affectifs et de communication. Elle se plie aux attentes de l'autre. La jouissance lui arrive comme par enchantement, dans ces rares moments où elle ne pense qu’à elle et où elle accepte d’être vue se pâmant par l’autre. Amoureuse inquiète, elle se sent rejetée, seule au monde en l’absence de l’amant. Qui suis-je pour lui? M’aime-t-il vraiment? Ça ne va pas : est-ce moi ou lui, demande-t-elle? Pourquoi ne veut-il pas me voir tout le temps? Son désir à elle : ne jamais être séparée.
Cette histoire résume celle de bien des femmes névrotiques dépendantes de l’image de la féminité qui leur est renvoyée par le regard masculin. En plus de compulsions et de phobies légères, Anne se plaint de ce symptôme particulier: la peur de se regarder dans un miroir et d’y surprendre le visage d’une étrangère, un visage à la fois connu et inconnu, familier et étranger. Qui est-elle? Anne a peur de ne plus se reconnaître, de se perdre et de sombrer dans la folie.
Elle veut que je l’aide à devenir une femme, que je lui permettre de réaliser sa féminité. Mais qu’est-ce que la féminité pour elle? Qu’est-ce qu'une femme pour Anne? Peut-être une qualité mythique associée à la mère de sa préhistoire, et dont elle fut chassée au nom du père… Pour entrer dans l’histoire, il lui a fallu en passer par-là, par la séparation et la sexuation. Passer du monde des mères au monde des pères, du corps à corps à la parole, pour s'identifier et retrouver son objet d'amour.
Un jour, Anne arrive bouleversée à une de ses séances. Elle ne s’est pas reconnue dans un cours de sexologie où on exhibait sur vidéo les organes génitaux d’une femme sans tête, jambes et sexe écartés, offerte au regard «comme de la viande», dit-elle. La professeure pointant lèvres et clitoris pour que chaque étudiant sache bien où se trouvent les organes du plaisir. Elle décrivait objectivement la physiologie de l’orgasme tout en expliquant différentes techniques de masturbation et de relations sexuelles. En écoutant cette femme, Anne s’était sentie blessée. Cette réduction gynécologique démystifiait son plaisir au nom de la prévalence d’un savoir scientifique et allait à l’encontre de son propre imaginaire. Discours et vérité se contredisaient en elle et la jetaient dans une troublante incertitude car, disait-elle : «Je n’atteins l’orgasme qu’en me fantasmant manipulée comme une poupée dans les bras de mon partenaire.» Ou en s'imaginant pénétrée par un inconnu dans un lieu anonyme. Elle jouit quand son amant lui adresse des mots crus et obscènes «comme à une putain». Son plaisir lui vient de l’oubli du miroir et de son moi social de même que de sa capacité à incarner l'objet du plaisir masculin. C’est la vérité de sa féminité qui lui est dérobée et déniée dans le discours savant de la gynécologie. Or, c'est cette vérité subjective que la cure et le transfert lui délivrent.
TRANSFERT ET ALIÉNATION : QUELLE EST LA PART DE
L'AUTRE?
Dans un transfert passionnel, par le fait de la régression et de ses propres tendances fusionnelles, une femme peut être sous l’emprise inconsciente du fantasme de son analyste. Elle sera d’autant plus engluée dans la situation que le processus est silencieux, et qu’il s’effectue sans être nommé, ni reconnu par l'analyste ou le thérapeute. D’où l’importance de rester vigilant afin d’aider sa patiente à se déprendre de ce type d'aliénation et à se séparer. L'interprétation doit porter sur la signification des identifications au désir de l'autre – être comme l'autre ou se conformer à ses attentes réelles ou imaginaires – .
Piera Aulagnier (1979) suggère que certains analystes favorisent l’idéalisation de leur image et induisent des passions transférentielles, soit en frustrant excessivement l'analysante par son mutisme, soit au contraire en la gratifiant trop généreusement par ses interprétations. Dans l'étude de la séparation thérapeutique, il importe de se demander en quoi le thérapeute contribue au problème qu’il prétend soigner. Certaines femmes, du fait de leur vulnérabilité psychique et de leur «haine-propre»2 ont tendance à idéaliser une image masculine pour y trouver un point d’ancrage, de moi idéalisé. Les thérapeutes qui n'ont pas analysé ou refoulé leurs tendances perverses narcissiques peuvent être tentées d'encourager un investissement passionnel qui les met en position de divinité aux yeux de leurs patientes. Profitant de leur aveuglément, ils peuvent ignorer ce que ces femmes essaient de leur signifier via cette passion transférentielle. Ils n'analysent pas davantage en quoi ils contribuaient à les aliéner. Pour pouvoir se séparer d'eux, non pas seulement physiquement mais psychologiquement, elles avaient besoin de prendre conscience du rôle qu'elles jouaient dans l'espoir de combler l'analyste et d'être aimées de lui.
AMOURS IMPOSSIBLES VS SÉPARATIONS
IMPOSSIBLES
Les séparations impossibles sont l'envers des amours impossibles. Dans mon livre Femme d'un seul homme. Les séparations impossibles, j'ai également tenté d'en comprendre les origines et leurs fonctions dans la vie psychique en arrimant cette problématique à l'Œdipe dans ses rapports avec le stade du miroir et les phénomènes du transfert et de la mystique.
La fille œdipienne veut la peau du père au double sens érotique et agressif du terme. Elle occupe dans le fantasme la place du père manquant pour la mère, «fait couple» avec elle, s'identifie au père idéal (objet du désir maternel ou phallus). Dans la relation amoureuse, elle reproduit à son insu le non-investissement d'un homme réel pour privilégier un investissement imaginaire, soit une relation de type duel, en miroir, sur le modèle de la relation à la mère en tant que premier objet d'amour érotique-narcissique de la fille.
La sortie du miroir fait trauma quand elle n'est ni pensée, ni pensable car elle est vécue comme la perte du moi et de l'objet simultanément. Le réel et l'imaginaire sont ici interchangeables : perdre son moi idéal – ou dans certains cas l'homme qui l'incarne – revient à sombrer corps et biens. Chez celle qui a une perception fusionnelle du couple, la rupture équivaut à une déchirure identitaire, puisque l'autre est un double dans lequel le sujet amoureux se mire et se désire. Celui-ci recherche la continuité, la fusion «des âmes et des corps», une vie pour deux. Cet écart entre soi et l’autre qu'on a voulu gommer fait retour dans le réel de la perte. Perte qui rappelle brutalement que l'autre reste fondamentalement un étranger, une altérité, un inconnu. Or, dans tout lien spéculaire, la pulsion de mort emprunte au discours amoureux ses moyens d'expression. Autrement dit, amour et suicide deviennent interchangeables.
La passion amoureuse réalise la tendance destructrice ou autodestructrice. Car, quand la séparation est impossible, le lien est également impossible, vous disparaissez comme sujet dans la marmite fusionnelle. Dans la passion, certaines femmes appellent au meurtre : elles insultent, provoquent, humilient leurs partenaires. Cet excès est comme un ersatz de l'inceste avec la mère : il s'agit d'un refus du sevrage lié à la puissance attractive de l'imago du sein maternel.
L'homme aimé dans l'imaginaire est leur œuvre, prolongement de leur corps, enfant imaginaire, phallus incomparable. Il incarne un idéal de complétude narcissique, un idéal auquel le sujet s'accroche comme à la vie. Rage et dépendance contribuent à ce déni de la castration (de la séparation) qui sous-tend toute passion féminine destructrice.
Il arrive que les femmes d'un seul homme n’aient plus de relations sexuelles avec l’homme qu’elles adorent. Ce n’est pas la sexualité qui les attache à leur «objet» mais plutôt l'absence de satisfaction sexuelle. Comme les anorexiques, elles ne peuvent désirer qu'en étant privées d'un objet de besoin. La souffrance éprouvée est pour elles l’envers nécessaire de la jouissance attendue. Même si parfois, elles connaissent le plaisir sexuel avec leur amant ou mari, elles maintiennent dans l'imaginaire une insatisfaction affective douloureuse. Ce qui montre bien que la passion amoureuse transcende le sexuel génital, que son but n'est pas le plaisir mais la jouissance de l'autre.
Pour Lacan, «…l'amour est une forme de suicide.» (1975, p. 172). Pourquoi? Parce que le sentiment amoureux s’enracine dans le premier attachement de l'enfant à sa mère alors qu'il est impuissant et inachevé. Alors qu’il n’a pas les moyens de ses désirs et qu’il est en relation à un autre dont il dépend absolument. Cette image d'un autre tout-puissant, de «maître absolu» se confond pour lui avec l'image de la mort puisque de cet autre, il dépend absolument. C’est ce qu'il recherche ou retrouve dans la relation amoureuse unilatérale.
Pour qu’une relation soit amoureuse, une certaine symétrie ou réciprocité est nécessaire, sinon elle se transforme en passion ou en aliénation. Chez la femme éprise : l'autre aimé est perçu comme n'ayant besoin de rien, ne manquant de rien, alors qu'elle-même en ressent un besoin vital. Dans la passion, la distinction entre l’objet du besoin et l’objet du désir disparaît. L’autre qui est au départ un objet de désir devient un objet de besoin. Le sujet de la passion redevient un enfant à la merci d'un autre tout-puissant, à l'égal de la mère de jadis.
Or, s'il n'est pas au pouvoir de l'enfant de choisir sa mère, il n'est pas non plus en son pouvoir de ne pas l’aimer. Il y est contraint par son impuissance originaire. La mère, en tant qu’objet d’amour, est donc un choix obligé, un objet qui accapare à son profit la quasi-totalité de la libido, exception faite de la libido auto-érotique. Pour Aulagnier (1979), les caractères définissant l’attachement de l’enfant à sa mère correspondent à la relation passionnelle.
La passion, c’est le lieu de l’impossible. Elle nie ou contourne le sentiment d’une solitude essentielle en fabriquant la figure d’un autre inséparable, investi d'un pouvoir de vie et de mort. La passion contourne la pulsion de mort en investissant une représentation plutôt que de rester dans le vide d'un monde sans autre et sans amour.
Le début d'une passion rend parfaitement compte de ce qu'on appelle le «coup de foudre». L'idéalisation de l'autre est la condition de l'éblouissement des premiers moments de l'amour, mais n’est pas une condition nécessaire pour que l'état passionnel persiste. Vous pouvez être capable de déceler les «défauts» de l'objet d’amour, cependant votre apparente lucidité n'influe pas sur votre certitude d’avoir besoin de l'autre comme du seul dispensateur de vie et de bonheur.
Dans les exemples présentés dans mon livre, j'ai repéré certains traits communs aux femmes d'un seul homme.
- Le désir de l'inaccessible ou de l'impossible : l'objet d'amour ne peut être possédé, impossible d'en jouir sauf dans l'imaginaire ; c'est un fantôme, une image qui représente un objet d'amour perdu;
- Retrait dans l'imaginaire : comme si la vie était ailleurs, avec le disparu dans une attente qui s'éternise, façon pour le sujet d'esquiver l'expérience de la perte, puis sa symbolisation. Le sujet jouit de son attente car l'attente est malgré tout un compromis qui tempère la douleur de l'absence. La perte est ainsi toujours différée.
- Duo pour femme seule: maintient d'une enclave psychique par le clivage entre un moi officiel (carrière, relations, amis, famille, etc.) et un moi secret, clandestin qui inclut l'autre comme objet de passion. Ainsi, la libido trouve à se décharger dans le fantasme;
- Manière d'aimer narcissique : l'autre représente le Moi idéal. Le sujet en croyant un autre n'aime que sa propre création, son double idéalisé, dans l'imaginaire.
Trois facteurs peuvent expliquer la répétition chez les «femmes d'un seul homme» : déni, forclusion et recherche de soi dans l'autre.
- Forclusion : c'est un défaut de reconnaissance d'une partie potentiellement douloureuse de votre histoire. Il y a un signifiant rejeté, un savoir non enregistré dans la mémoire. Ce qui a été expulsé resurgit dans le psychisme et dans le corps sous la forme d'un surmoi archaïque (cruauté envers soi-même), de troubles somatiques ou de conduites autodestructrices. La forclusion se formule ainsi : «je ne veux rien savoir de ce que j'entends...»
- Recherche de soi dans l'autre aimé : au fond de toute répétition, il y a un dénominateur commun, un trait unique – voix, regard, expression, geste, odeur, affect, etc. – prélevé à même vos premiers objets d'amour. Ce trait vous représente, vous identifie symboliquement, et il détermine vos manières de désirer et vos choix amoureux. Cette quête de soi se formule ainsi ; «j'aime dans l'autre ce que je suis et qui m'échappe.»
ENTRE DEUIL ET MÉLANCOLIE : OÙ SITUER CE TYPE DE PASSIONS FÉMININES?
Le deuil aigu que causent certaines pertes trouvera une fin mais dont on restera inconsolable sans trouver jamais un substitut, pense Freud. «C’est le seul moyen que nous ayons de perpétuer un amour auquel nous ne voulons pas renoncer.»3 (Freud, 1966, p. 421). La femme aux prises avec la passion n'est ni en deuil ni mélancolique, mais dans l'entre-deux. Elle n'est pas en deuil car l’objet perdu continue son existence psychique en elle. Certes, elle reconnaît son absence effective, mais sans lui donner la signification d’une perte définitive. L’autre est attendu dans un futur indéfini avec les mêmes sentiments que par le passé.
«La femme d’un seul homme» n’est pas mélancolique car elle ne supprime jamais son attachement à son objet. Elle ne se retrouve jamais complètement vide ou seule. Et s’il lui arrive de se punir de fautes réelles ou imaginaires, cette auto-agression n’a jamais la même ampleur que dans la mélancolie. Chez elle, la pulsion de vie l’emporte sur la pulsion de mort, l’amour sur la haine, grâce à ce compromis que constitue le maintien dans sa vie psychique d’une représentation de l’autre perdu. En fait la perte a déjà eu lieu mais elle la projette défensivement dans un futur plus ou moins lointain plutôt que d'en reconnaître l'existence dans son passé infantile. La perte qui a fracturé son monde interne, et parfois l'a détruit, n'a pu être reconnue faute d'un autre secourable pour lui dire ce qu'elle a perdu, ou qui elle a perdu. Dans ce cas, l'impossibilité subséquente de se séparer est l'effet d'un trauma psychique qui maintient la femme entre deuil et mélancolie.
LE DÉSIR DE NE JAMAIS ÊTRE SEPARÉ EST-IL RÉALISABLE?
La mystique réussit là où la femme d'un seul homme échoue car elle part d'une situation inverse: de la séparation à la non-séparation. Son but c'est l'union perpétuelle avec une des figures de l'Autre qui existe parce qu'on lui parle. C'est la parole qui le fait exister tout comme l'amour qu'elle lui destine dans l'espoir d'un retour d'amour, de jouissance. Dieu-la-mère serait le véritable objet de la mystique, non le Père.
L'expérience passionnelle est dans une certaine mesure indépendante des qualités de l'objet, voire même de sa présence. La jouissance est ici prise dans la montée constante du désir, non dans la possession de l'objet : «Je meurs de ne pas mourir»4, s'écrie Thérèse d'Avila quand elle ne sent plus la présence de Dieu dans son âme. La renonciation aux plaisirs charnels, l'extase sont des étapes vers l'union mystique. Il s'agit de renoncer à tout imaginaire, à toute vision pour atteindre le néant, l'union avec un Dieu pur et nu. Serait-ce la réalisation de la pulsion de mort?
SE LIBÉRER, COMMENT?
C'est le récit qui est libérateur, récit qui ressemble à celui d'un voyage aux enfers pour certains sujets. C'est la possibilité de faire comme Ulysse : visiter les Enfers pour y rencontrer ses objets perdus, non pour les ramener dans le monde des vivants, mais pour s'en détacher. Les femmes d'un seul homme dénient une perception douloureuse de la réalité pour préserver un lien imaginaire. Leur amour s’adresse à une version revue et corrigée correspondant à un fantasme inconscient de lien matriciel indestructible, fantasme qui finit par les détruire. Elles dénient la perte de l’autre et son désir, métamorphosé en besoin, est sans limite. Son lieu, c'est l'imaginaire.
Méfions-nous cependant de la tentation de plaquer des interprétations préfabriquées sur ces phénomènes de la vie amoureuse. La psychanalyse est une science du singulier, de la subjectivité qui passe par une démarche personnelle, intime avec une autre personne pour trouver ses propres réponses. Les histoires que je raconte, mes commentaires théoriques sont des voies à explorer pour affronter ces passions folles sans s'y abîmer. Il s’agit donc de «raconter et de se séparer»5 : raconter pour se séparer d’un lien fusionnel, raconter pour affronter la perte impossible de l'autre, raconter pour symboliser ses manques affectifs, raconter pour refaçonner son identité en tenant compte de cette perte non représentée dans son histoire et enfin raconter pour découvrir ses façons d'aimer et de désirer. Autrement dit, il s'agit de remplacer l'objet aimé/perdu par des mots, c'est-à-dire de le représenter, de le «métaphoriser» et d'en faire l'objet d'un récit. Ce qui est peut-être la voie la plus sûre pour le retrouver symboliquement!
RÉFÉRENCES
Aulagnier, P. 1979. Les destins du plaisir. Paris : PUF, Coll. Le fil rouge, 268p.
Freud, S. 1966. Extrait d’une lettre à L. Biswanger du 12 avril 1929. In Correspondance. 1873-1939, p. 421. Paris, Gallimard.
Grenier, L., 2006, Femme d'un seul homme. Les séparations impossibles, Montréal : Quebecor, 309 p.
Hassoun, J. 2004. «Perte et passion ». In Deuils. Vivre, c'est perdre. Sous la dir. de N. Czechowski et C. Danziger, p. 135-145. Paris, Hachette, coll. Pluriel.
Lacan, J. 1975. Le séminaire livre I, Les écrits techniques de Freud. Paris, Seuil, 316 p.
Makine, A. 2004. La femme qui attendait, Paris, Éditions du Seuil, 214 p.
Schneider, M. 2006. Marylin dernières séances, Grasset, 532 p.