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Intégrité du corps et identité de genre
(english summary)


Michel Goulet1M.A.

INTRODUCTION

Le développement de l’identité de genre est étroitement lié chez l’enfant à sa morphologie génitale (Castel, 2003; Money, 1972; Stoller, 1964). Dès sa naissance, les parents sauront reconnaître la constitution anatomique du bébé et ce dernier sera identifié comme une fille ou un garçon. Par la suite, selon le paradigme choisi, des processus psychologiques et sociaux viendront définir le premier étiquetage de l’enfant à la naissance. Habituellement à l’adolescence, le développement pubertaire vient appuyer le sentiment d’appartenir au groupe des femmes ou au groupe des hommes. Une certaine continuité dans la perception de son corps facilite le processus d’identification à un genre.

Parfois, une malformation anatomique même légère peut créer une inquiétude ou une anxiété qui retarde ou oriente différemment le développement de l’identité de genre. Il est possible de trouver dans la littérature de la documentation qui discute de l’impact d’une incapacité physique sur l’estime de soi (Taleporos, 2002). Par contre, la documentation clinique décrivant les répercussions possibles d’une anomalie congénitale sur l’identité de genre est plus restreinte.

Dans cet article, les caractéristiques personnelles de deux ou trois personnes qui se sont présentées en consultation sexologique ont été regroupées. Ces personnes présentaient une malformation corporelle et elles se questionnaient sur leur identité de genre. Afin de préserver la confidentialité et l’anonymat, le lecteur comprendra que l’illustration clinique n’utilise pas de renseignements personnels. La réflexion proposée par ce texte ne serait pas facilitée si la nature du handicap (membre manquant) avait été précisément identifiée. Toutes les informations qui auraient permis l’identification d’un ou des patients ont été modifiées.

De plus, nous proposons une allégorie qui nous permet de représenter une entité abstraite dont le sens nous sera révélé qu’après s’être astreint à un processus de décodage des symboles qui seront présentés. Il s’agit d’un personnage mythologique celtique, Merlin. Cette allégorie nous semble précieuse pour illustrer une forme d’expression de la dysphorie de genre. L’objectif de cet article est d’illustrer un type d’impact possible d’une anomalie congénitale sur le processus du développement de l’identité de genre.

La notion d’intégrité fait référence à l’état d’une chose qui n’a pas subi de dommage ou de modification (Le Petit Robert, 2006). Plus précisément, le concept d’intégrité corporelle propose que la morphologie et le fonctionnement du corps n’ont pas été modifiés. L’étude de la sexualité nous apprend que l’intégrité corporelle est un état qui joue un rôle crucial dans le sentiment d’exister comme personne (Lemay, 1983). L’absence d’intégrité corporelle peut-elle influer sur le développement du sentiment d’être un homme ou d’être une femme?

Comme clinicien, plusieurs demandes de traitement traduisent un refus d’accepter une réalité qui ne peut pas s’intégrer dans une représentation homogène du corps. Par exemple, l’impossibilité d’établir une relation érotique avec une autre personne semble être la conséquence d’un pénis courbé ou de seins trop petits. Ici, il est question de morphologie, point de fonctionnement de la physiologie de la réponse sexuelle. Mais, le discours du patient reflète l’impact d’une atteinte à l’intégrité corporelle ou fonctionnelle sur le pouvoir de séduction, sur le plaisir érotique, sur le désir sexuel, sur son identité de genre.

SEXOANALYSE ET LE RÔLE DU CORPS

Pour la sexoanalyse, Éros est considéré comme un réservoir énergétique qui s’approvisionne à la fois dans le fonctionnement intrapsychique et somatique (Crépault, 2001). Cette pulsion sexuelle qui peut prendre différents visages est à la recherche du plaisir sexuel. Ce plaisir s’inscrit dans une intention d’établir une relation avec l’Autre. L’idée de se relier à l’Autre nourrit l’espoir de combler différents types de besoins psychoaffectifs. Explicitement, Crépault (2001) souligne qu’Éros prend racine dans le corps. Pour le fondateur de la sexoanalyse, la réalité anatomique n’est pas qu’une source énergétique d’Éros, elle permet aussi d’expliquer l’hypothèse de la protoféminité (Crépault, 1997)2.

En effet, Claude Crépault (1997) confirme l’existence de la protoféminité en faisant une démonstration qui s’appuie sur le « sens commun ». Il décrit le type de rapport mère-enfant lors de ses premiers mois d’existence. Le système sensoriel de l’enfant serait imprégné par la féminité de la mère. Il utilise l’expression « conditionnement sensoriel » pour décrire le processus qui serait en cause. Une sorte de contagion intercorporelle et intersensorielle expliquerait le développement de la féminité primaire. Donc, le corps est perçu comme un acteur important dans ce processus d’identification primaire.

La sexoanalyse présente deux niveaux perceptuels de l’identité de genre (Crépault, 1997). Un premier niveau conscient décrit l’importance de l’acceptation de la réalité anatomique et physiologique du corps. Un deuxième niveau, plus intime peut cacher un sentiment d’appartenance non-congruent avec son sexe anatomique. Plus précisément, l’approche sexoanalytique précise que le garçon se masculiniserait en se déféminisant (désidentification d’avec sa mère), mais aussi en s’appropriant son anatomie et sa fonctionnalité génitale. En décrivant les anxiétés d’individuation, d’abandon et de réengloutissement associées au complexe fusionnel, Crépault (1997) a souligné la nature périlleuse de l’aventure.

LE CORPS EN SEXOTHÉRAPIE

Dans un livre intitulé Éros et changement, le corps en psychothérapie, Pasini et Andreoli (1981) questionnaient entre autres la place du corps en psychanalyse et en sexologie. Les auteurs ont proposé plusieurs idées intéressantes sur le corps en thérapie (son langage, son apport dans la guérison). Il nous a semblé important d’aborder brièvement quelques concepts afin de favoriser une meilleure lecture de l’histoire présentée par Merlin.

La peau, c’est l’enveloppe la plus superficielle de notre corps. C’est l’interface utilisée lors d’un toucher. Elle aurait pour rôle de maintenir l’intégrité physique et psychique de notre corps. Au plan psychique, la peau jouerait le rôle d’un écran sur lequel certains détails de notre expérience intérieure seraient projetés (Anzieu, 1985, 1993). À partir de cette conception, est-il possible de postuler que l’expérience intérieure de l’identité de genre soit par exemple projetée sur la surface de notre corps? En féminisant l’enveloppe de son corps, qu’est-ce que Merlin a voulu nous dire sur son expérience intérieure?

Le concept de Moi-peau développé par Didier Anzieu définit une structure semblable à une membrane qui délimite l’intérieur de l’extérieur. La peau permet aussi l’échange d’information entre le milieu interne et l’environnement externe du corps. Le concept développé par Anzieu (1985) propose un modèle qui pourrait nous aider à mieux saisir comment l’enfant en arrive à développer une représentation psychique de lui-même et à acquérir un sentiment d’identité personnelle. La peau semblable à un filtre préviendrait que des éléments externes envahissent brutalement les représentations psychiques de l’enfant. De même, les pulsions internes seraient contenues et ne pourraient s’échapper du contenant (notre corps) sans un certain « traitement » (Cupa, 2006).

Le schéma corporel fait référence à la perception anatomique et fonctionnelle qu’un individu développe de son corps réel. C’est ce processus par exemple qui nous permet de situer avec justesse sur quelle partie de notre corps se localise une stimulation agréable ou nociceptive. Le schéma corporel pourrait donc jouer un rôle dans l’appréciation des sensations sexuelles et dans l’établissement de nos préférences érotiques. La perception anatomique et fonctionnelle qu’un individu a de son corps érotique « réel » pourrait être altérée à la fois par un mauvais fonctionnement des capteurs neuroanatomiques, mais aussi par un processus mental qui modifierait la perception des sensations. Crépault (1981) souligne la possible contribution de l’imaginaire érotique dans le développement du « moi » et dans la consolidation de l’identité sexuelle à l’adolescence. Il est possible de penser qu’une partie manquante du corps puisse altérer la perception globale du corps et conséquemment ébranler l’identité sexuelle d’un adolescent.

L’image du corps pour sa part est liée à l’histoire de l’individu, ses émotions, le regard de ses parents. C’est la façon dont nous nous représentons notre corps (Cash, 2004). L’image corporelle joue un rôle important dans notre santé psychique et sexuelle. Par exemple, des troubles dépressifs, des troubles alimentaires (Giudice, 2006), des troubles sexuels (Côté et Désilets, 1992) peuvent être conséquents d’une perception négative chronique chez certaines adolescentes. La formation de l’identité sexuelle est dépendante du corps sexué. C’est parce qu’il y a eu au départ identification de certaines caractéristiques anatomiques distinguant les mâles et les femelles que s’est élaborée une construction psychologique et sociale du genre. Quel sens Merlin, adolescent, va-t-il donner au refus des femmes de le considérer comme un partenaire sexuel valable? Quel rôle le regard de ses parents a-t-il eu sur la façon dont Merlin s’est représenté son corps?

Pour Françoise Dolto, cette image du corps est inconsciente (Arzel, 2006). Une personne atteinte d’une anomalie congénitale sévère peut avoir développé un schéma corporel adéquat, mais des conflits affectifs peuvent contribuer à créer une image corporelle qui ne correspond pas à l’idéal imaginaire des parents. Le refus du corps réel ou la constatation que l’idéal imaginaire parental ne sera jamais approché ne facilite pas l’affirmation de l’identité de genre. Comment celui ou celle qui me désire sexuellement peut-il être satisfait d’un corps que je perçois comme incomplet?

Lorsque le développement du corps se fait sans altération importante, l’individu peut intégrer plus facilement les trois facettes de l’image corporelle, soit l’image de base, l’image fonctionnelle et l’image érogène (Dolto, 1992). L’image de base fait référence au sentiment de continuité d’être dans son corps. L’image fonctionnelle est associée à une caractéristique énergétique qui porte vers l’action et à établir des relations avec l’environnement. L’image érogène contribue à la conviction que notre corps peut nous procurer du plaisir ou du déplaisir. Merlin avait de la difficulté à dépasser les limites que lui imposait la perception de l’image fonctionnelle et érogène de son corps.

Pour faire progresser notre réflexion sur l’importance d’une anomalie congénitale sur le processus du développement de l’identité de genre, nous vous proposons de considérer certaines caractéristiques du parcours de Merlin.

NAITRE AVEC UN CORPS NON CONFORME

À la naissance, il arrive parfois que le corps d’un enfant ne soit pas anatomiquement conforme. Rarement, l’intégrité de l’organisme peut être menacée au point de remettre en question sa survie. Selon Santé Canada (2002), 2 % à 3 % des 350 000 enfants qui naissent chaque année au Canada sont atteints d’une anomalie congénitale sévère. Les anomalies réductionnelles des membres se caractérisent par l’absence totale ou partielle d’un membre. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, la thalidomide a été reconnue comme un médicament qui, prescrit dans certaines conditions, causait des embryopathies comme l’agénésie ou l’aplasie d’un membre.

MERLIN ET SON HISTOIRE

Merlin « l’enfant qui parle et raisonne » est un personnage de la mythologie celtique. Son aspect physique est peu documenté, mais la légende veut qu’il ait été capable de se métamorphoser en changeant d’apparence physique. Merlin aurait joué le rôle d’un guide qui pouvait montrer une réalité cachée qui échappait au commun des mortels. Il nous est apparu intéressant d’attribuer ce prénom pour personnifier un individu qui prit l’apparence d’une femme afin de mieux exprimer aux autres sa masculinité.

Durant son enfance, Merlin grandit près de sa mère. Une malformation congénitale à un membre3 compliqua l’exploration de son environnement. Merlin redoutait d’affronter des expériences nouvelles. Sa mère le surprotégeait. Il ne pouvait pas suivre facilement ses frères. Lorsqu’il se comparait à ses amis, il sentait qu’il n’avait pas les mêmes ressources. Le regard des autres lui était pénible. Il avait le sentiment de posséder une caractéristique « spéciale » qui le rendait distinct. Conséquemment, il n’avait pas un réseau d’amis très développé. Il avait des relations avec des voisins de son âge, mais à l’école il ne faisait pas partie d’un gang. Dans presque tous les apprentissages qui exigeaient une participation du corps, l’équilibre plaisir – « tâche à accomplir » était souvent rompu.

Durant ses années de formation générale, il a consacré de nombreuses heures à atteindre des objectifs de perfection. Il n’est pas étonnant que Merlin ait tenté de compenser la lourdeur du sentiment d’imperfection, voire d’être défectueux, qui l’habitait. Ainsi, Merlin étonnait son entourage par une très grande aptitude intellectuelle. Il était « le premier de classe ». Au début de sa scolarisation, il avait beaucoup de difficulté à participer aux activités de groupe. Les remarques de ses camarades de classe ont encore aujourd’hui laissé des souvenirs blessants. La croyance d’être une personne différente des autres s’est cristallisée. En regard de son handicap physique, les réactions des autres ont engendré chez lui un doute sur sa capacité de rivaliser avec d’autres hommes. Il se sentait à l’aise de concourir au niveau intellectuel mais au niveau des habiletés physiques, le sentiment d’incompétence s’est mis en place.

Au début de l’adolescence, les médecins (qui sont devenus comme des « juges » dans sa compréhension des événements) ont convaincu les parents qu’il fallait amputer le membre sous-développé. L’équipe de soins avait comme hypothèse que la réadaptation serait facilitée par l’amputation. Son père serait très peu intervenu dans la prise de décision. Le silence du père accentua le sentiment d’abandon qu’il vécut intensément durant cette période de sa vie. Sa mère, en larmes, annonça à Merlin qu’il fallait que les médecins procèdent à l’amputation. Dans l’esprit de Merlin, c’est sa mère qui sanctionna la prise de décision (castration). Il avait toujours eu la perception que sa mère avait été dévouée, mais son handicap avait limité les échanges affectifs. Malgré de nombreuses visites à l’hôpital, Merlin poursuivit de brillantes études. À l’aide d’une prothèse multifonctionnelle, il réussit à pratiquer des sports individuels qui comportaient des risques évidents de blessure. Ces risques lui permettaient de se distinguer, de s’affirmer, et même d’être en compétition avec les autres hommes de son âge. Son père, malgré une certaine inquiétude, l’encourageait tacitement à pratiquer les sports qu’il souhaitait. Cette recherche de reconnaissance et d’admiration de la part de son père et de ses pairs pourrait être perçue comme une recherche affective, une façon de combler un manque.

À la suite de l’amputation, Merlin éprouva beaucoup d’agressivité à l’égard de sa mère. Ce n’était pas tant le fait que les médecins avaient amputé son membre qui le dérangeait, mais il avait le sentiment que sa mère avait été inapte à prévenir l’intervention chirurgicale et peut-être même l’anomalie congénitale. Adolescent, Merlin ressentait effectivement que sa mère ne l’avait pas protégé de l’amputation, mais en plus il se débattait pour échapper à sa surprotection. Il voulait être apprécié pour ce qu’il était, et pas parce qu’il était « incomplet ». Comme la plupart des adolescents, durant cette période, il rechercha la possibilité d’avoir une relation affective et sexuelle avec une fille de son âge. Les filles voulaient bien le considérer comme une connaissance avec qui elles échangeaient des idées, mais elles ne semblaient pas vouloir s’engager davantage.

Merlin éprouvait une attirance sexuelle exclusive pour les femmes. Deux aspects importants l’empêchaient d’investir dans une nouvelle relation. Premièrement, la « couverture maternelle » ne favorisait pas le processus de séparation et d’individuation. L’éloignement de cette mère qui l’avait accompagné depuis sa naissance en le surprotégeant nécessitait une vigilance soutenue. En second, son handicap maintenait en lui une croyance profonde à savoir qu’il ne pouvait pas espérer un avenir « érotique » en possédant partiellement les caractéristiques d’un homme. Car pour Merlin, seul un homme disposant d’une entière conformité anatomique peut espérer avoir un avenir érotique. Ne pouvant acquérir selon lui, les caractéristiques nécessaires à l’indépendance affective et « érotique », Merlin imagina dans un premier temps un mécanisme de transgression. Au début, toujours à l’adolescence, le contact avec certains vêtements féminins lui permettait de s’approcher symboliquement de la féminité érotisable. Le travestissement lui donnait l’audace d’espérer un avenir « érotique ». Lors de la masturbation, les vêtements lui permettaient de jouir en ne renonçant pas complètement à la possibilité d’établir une relation affective et érotique avec une femme. Certains pourraient y voir une résignation « faute de mieux » (Stoller, 1978). Merlin savait que le travestissement ne modifiait en rien son sentiment d’être un homme et qu’il serait toujours un homme.

Merlin est devenu un jeune homme. Il s’est adapté avec renoncement à sa situation d’homme « imparfait, défectueux, incapable d’être aimé ». Il a pris une distance bénéfique dans la relation avec sa mère. Par contre, il a acquis la conviction qu’il n’avait pas les caractéristiques nécessaires pour qu’une femme le désire. Avait-il même ressenti comme enfant que sa mère l’avait désiré? Durant la vingtaine, convaincu qu’aucune femme ne voudrait établir une relation amoureuse à long terme avec lui, Merlin a conçu un protocole quasi expérimental visant à vérifier son hypothèse. Merlin est un homme qui fait preuve d’une grande logique. À la suite de son expérimentation, il conclut qu’il n’était pas capable de susciter un quelconque intérêt érotique chez une femme. Une de ses expériences consistait à établir une conversation avec une femme en camouflant son handicap. Aussitôt qu’il révélait la tentative d’enjôlement, dans la très grande majorité des cas son hypothèse était confirmée. Il faut entendre par tentative d’enjôlement le fait qu’il ne se présentait pas tel qu’il l’était, par son intelligence, sa capacité d’établir des liens, il réussissait néanmoins à établir un contact. Mais il se sentait comme un imposteur qui aurait « tartuffié » (manipulé) une femme en la laissant croire qu’il était « complet ». Pour ne plus affronter ces situations déprimantes, Merlin a évité les situations sociales ou de groupe. Dans les faits, l’expérience de Merlin avait peut-être deux objectifs : la vérification de « suis-je un homme désirable? » et « je me sens seul et j’aimerais être en relation avec une personne qui comblerait mes besoins affectifs ».

Durant ses études supérieures, il a rencontré Anne une femme pleine de vie avec qui il eut des relations sexuelles qui se sont échelonnées sur une période d’environ trois ans. La relation amoureuse comblait ses besoins affectifs. Sur le plan sexuel, Merlin avait du désir sexuel pour sa compagne, ses érections et orgasmes étaient satisfaisants. Merlin avait cependant la conviction que sa relation avec Anne était le fruit d’un enchantement indéterminé et que son incomplétude le rattraperait. Puis survint la fin de la relation. Comme la raison de la rupture ne lui semblait pas très précise, Merlin l’attribua à son handicap. Une femme peut-elle aimer un homme incomplet, défectueux?

À la suite de cette relation avec Anne, Merlin en conclut qu’il ne pourrait plus jamais recevoir la tendresse d’une femme, qu’il serait condamné à la solitude pour la vie. Durant cette période dépressive, il se referma sur lui-même. Cet échec amoureux raviva l’intérêt que Merlin entretenait pour les aspects négatifs de sa vie surtout pour l’absence d’un membre. Parce qu’il avait connu très tôt dans sa vie des difficultés importantes, il passait beaucoup de temps lors des entrevues à exprimer sa malchance sur le plan interpersonnel et sa colère devant son impuissance à modifier l’attitude des autres. Merlin était très blessé de constater que certaines personnes cachaient leur émotion ou leur inconfort devant son handicap. Il est à noter qu’au travail, Merlin était un employé modèle, brillant, très créatif dans la recherche de solution. Parfois, durant ses moments libres, il faisait du sport avec des collègues de travail. Il entretenait des pensées négatives et il consacra beaucoup de temps à la rénovation de son logement.

Puis Merlin ne se contenta plus d’une transgression imaginaire. Ses revendications affectives et érotiques ne pouvaient pas être encapsulées à jamais. Merlin imagina par la vertu du travestissement de confondre les hommes et les femmes de son entourage. Plusieurs sens définissent le mot confondre. En effet, les hommes au travail ont été stupéfiés lorsque Merlin se métamorphosa sous leurs yeux. Il prit soin de transformer son apparence (cheveux, maquillage, vêtements). Les collègues de travail ne comprenaient pas la situation. Merlin souffre-t-il d’un problème de santé mentale? Son stratagème était aussi confondant puisque Merlin fit la démonstration très rapidement qu’il pouvait avoir plusieurs relations amicales avec les femmes de son entourage. Les hommes ont été réduits au silence.

Pour se soustraire d’une réalité devenue trop pénible, les exigences relatives à l’expression de sa masculinité se modifièrent. Merlin a toujours eu une attitude très stéréotypée en ce qui concerne l’expression de sa masculinité. Les gens qui l’entouraient le percevaient comme un homme hétérosexuel qui exprime sa masculinité comme la plupart des jeunes hommes de son groupe d’âge le font. Afin d’obtenir plus d’attention et de combler un manque affectif criant, il a accepté de transgresser les frontières des stéréotypes sexuels sans que cette modification ne l’insécurise. En maquillant son apparence réelle, Merlin se composa un univers féminin afin d’éviter entre autres une dépression profonde. La transformation de son corps lui permettait d’entrer en relation plus intime avec les femmes de son milieu de travail. Merlin en pratiquant cette « magie » a modifié sa réalité extérieure pour influencer le comportement de ses collègues. Les femmes ont même accepté qu’il se serve des toilettes réservées aux femmes. Profitant d’une excellente réputation et de l’importance de son rôle au sein de l’entreprise, les patrons ont appuyé la supercherie et invité les collègues à être respectueux. Les rumeurs étaient variées : « Merlin va-t-il se faire opérer? » « Est-ce un vrai transsexuel? » « Il a du courage? » « Moi, je ne veux pas qu’il m’adresse la parole ».

Merlin n’était pas érotisé par le fait de porter des vêtements féminins. Il est possible de comprendre le port des vêtements féminins comme un « cheval de Troie » qui permet de s’introduire dans l’espace féminin et faciliter des interactions, de combler partiellement des besoins affectifs, de rêver à la possibilité d’un avenir érotique. Par exemple, certaines femmes étaient très proches physiquement. Elles l’aidaient à se coiffer, lui donnaient des conseils sur la façon de se maquiller et de se vêtir. La fonction thérapeutique de la magie semblait s’opérer.

En effet, Merlin avait la ferme conviction que la féminisation le rendrait capable de relation intime avec les femmes, d’obtenir le respect des hommes et de devenir sexuellement attirant pour les femmes. En rejetant en apparence sa masculinité, il témoignait à un autre niveau une agressivité qui allait l’engager sur la voie de l’affirmation de son identité masculine.

Pendant un peu plus d’une année, Merlin avait consulté un psychiatre qui l’avait traité pour dépression. Environ huit mois après la fin du traitement psychiatrique, Merlin s’est présenté en consultation sexologique. Pourquoi ne pas demander une chirurgie qui ampute ce qui le fait souffrir? Il était convaincu d’être un homme. Il était attiré par les femmes, mais il avait la croyance que sa souffrance allait disparaître avec le « membre viril ». Merlin avait un discours organisé, ses relations avec les autres étaient harmonieuses. Une humeur dépressive et une perte d’intérêt pour le plaisir persistaient malgré la fin du traitement de sa dépression.

INTÉGRITÉ DU CORPS ET IDENTITÉ DE GENRE : DISCUSSION

Dans un modèle psychodynamique, le lien entre la perte d’un membre et par extension l’atteinte symbolique de sa virilité serait prépondérant. De plus, il est difficile de ne pas noter la difficulté que Merlin a éprouvée dans le développement d’une image unifiée de soi. Durant les entrevues, son corps prenait une place très importante. Il éprouvait encore comme homme la difficulté d’intégrer le membre absent à son image corporelle. La dépression témoigne de cette difficulté de s’approprier un membre manquant et d’en faire le deuil.

Merlin s’enjambe

Enjamber, c’est contourner ce qui empêche d’agir. Pour Merlin, la féminisation lui a permis de passer par-dessus la perception qu’il a développée de son incapacité à séduire une femme. C’est comme si, dans un premier temps, Merlin en se métamorphosant s’est appuyé sur une image féminine pour développer un sentiment de valeur en soi. « J’ai une valeur intrinsèque en dépit d’une différence morphologique évidente qui me caractérise. » Malgré une apparence féminine pas très mimétique, les consultations sexologiques n’ont jamais remis en question la métamorphose. La reconnaissance de l’importance de la métamorphose a été un point important dans la démarche thérapeutique de Merlin. Par contre dans les échanges verbaux, le masculin était utilisé sans compromis. L’ambiguïté dans la prise de parole n’a jamais été encouragée ou maintenue.

Enjamber c’est aussi empiéter sur l’espace de la représentation féminine pour mieux l’approcher. L’intersection de deux plans (masculin et féminin) a permis de reconnaître l’intensité des besoins fusionnels. En effet, dans un premier temps, la féminisation (fusion) a diminué plusieurs types d’anxiété (abandon, individuation). La possibilité d’approcher le groupe des femmes lui redonnait le pouvoir de se libérer en partie de la menace (castration, compétition intragenre). De plus, cette métamorphose lui permit d’investir spécifiquement sa masculinité. Loin d’être envahi par la crainte de perdre son identité masculine, Merlin en se métamorphosant, récupérait son « corps propre4 » (Merleau-Ponty cité par Slatman 2004). La capacité d’approcher les femmes diminuait son anxiété de démasculinisation. Les exigences de la masculinité étaient aussi mises en veilleuse. Les femmes n’exigeaient plus qu’il se comporte en homme. Les hommes ne le percevaient plus comme un véritable membre du groupe. La féminisation le mettait donc symboliquement à l’abri des épreuves intragenres.

L’oscillation entre le plan fusionnel et le plan anti-fusionnel allégeait son anxiété d’abandon. Il pouvait combler même partiellement certains besoins affectifs (amitié, encouragement). Il se sentait moins rejeté, abandonné. Plusieurs femmes de son milieu de travail qui, auparavant, ne s’étaient pas intéressées à lui s’informaient de sa démarche (témoigner son attachement). Certaines validaient le choix de sa jupe et l’élégance de l’ensemble. Ces brefs contacts quotidiens lui donnaient le sentiment d’établir des liens de réciprocité. La diminution du sentiment d’abandon et son besoin fusionnel partiellement comblé ont contribué à le mettre momentanément à l’abri de la dépression.

Dans un second temps, la féminisation a permis de prendre conscience de son identité de genre. Il avait le sentiment d’être reconnu comme homme par les femmes. Le groupe de femmes au travail fit preuve d’une grande capacité d’adaptation. Elles reconnaissaient que, malgré sa démarche déroutante, Merlin était le même homme brillant qui faisait partie de l’entreprise depuis plusieurs années. Vêtu de vêtements féminins, elles sentaient bien qu’il faisait parfois à certaines d’entre elles des approches teintées d’un intérêt érotique. Au courant des mois, le désir de ressembler à une femme, et même d’être une femme s’est estompé. Il s’est mis à se masculiniser. Il a abandonné les vêtements féminins. En entrevue, il a mobilisé une affirmation plus agressive de son droit à la sexualité. Ses propos traçaient plus explicitement ses demandes et les moyens de satisfaire ses besoins. Il affirma à plusieurs reprises que tous les hommes ne s’exprimaient pas de la même façon. C’est comme si Éros était sorti de sa léthargie. Il percevait qu’il pouvait être désiré et désirable.

Merlin se mit à avoir des fantasmes sexuels dont l’interprétation personnelle l’amenait à considérer explicitement sa féminisation comme un moyen stratégique pour approcher une femme (cheval de Troie). Il considéra que, dans les circonstances, cette stratégie n’était plus utile. La prise de conscience de sa véritable identité de genre réveillait son désir d’être en communication intime et sexuelle avec une femme. Dans ses fantasmes, la pénétration n’était pas très explicite au début du processus. La dimension fusionnelle était plus approfondie. La féminisation de son apparence a permis l’expression de son désir de rapprochement sans être inquiété par les exigences de la masculinité. Par cette mutation, au niveau de son apparence, Merlin a développé des projets symboliques de rencontres érotiques. La contribution de la féminisation lui permit non seulement d’approcher une femme, mais aussi d’imaginer une pénétration qui le rassure sur sa masculinité et de ne pas se sentir menacé par la féminité.

Un sentiment de confiance suffisant lui permit d’être disponible pour rencontrer une femme. Merlin a rencontré une femme. Il n’a pas fait usage de sa magie. Il s’est présenté tel qu’il était. Par la nature de son travail, sa compagne n’avait pas de curiosité particulière à l’égard du membre manquant. Pour mettre à distance un vieux traumatisme, il a développé dans l’intimité une aisance avec le membre manquant. La particularité de son anatomie lui a même permis sur le plan érotique d’être créatif et de s’amuser de la situation. Il appréciait que sa compagne le soutienne sans trop de maternage dans le développement de l’expression de sa sexualité.

CONCLUSION

Dans cet article, nous avons utilisé une allégorie pour illustrer une forme d’expression d’une dysphorie de genre. L’impact d’une anomalie congénitale sur le processus du développement de l’identité de genre est sous-jacent à la réflexion. Par contre, c’est l’originalité du parcours de Merlin qui suscite l’intérêt.

Merlin a développé la conviction que les femmes ne le choisissaient pas comme partenaire sexuel parce qu’il n’était pas « complet ». L’inquiétude au sujet de sa compétence sexuelle et sa difficulté à entrer en compétition intragenre ont entraîné une blessure profonde. Devant la possibilité d’une récidive dépressive, Merlin s’est métamorphosé afin d’approcher les femmes (fusion). Éros s’est manifesté et il a permis à Merlin d’affirmer avec fermeté son identité. La métamorphose a permis d’émerger d’un profond sentiment de détresse et d’abandonner la féminisation.

La féminisation agissait comme un dispositif qui venait contrer la menace (anxiété de castration) qu’avait pu constituer sa chirurgie à l’adolescence. Cette deuxième peau (représentation féminine) le protégeait aussi des autres en le libérant de certaines exigences (stéréotypes de rôle). Enfin, c’est par la féminisation que Merlin s’est peut-être permis d’exprimer aux autres l’expérience intérieure de sa souffrance.

Merlin a retrouvé son apparence masculine probablement parce que la présence d’Éros était incompatible avec le maintien de sa féminisation. Dès le début des consultations, Merlin avait le sentiment d’être un homme.





NOTES

1. Professeur, sexologue-clinicien, Université du Québec à Montréal, Département de sexologie, local W-R320, C.P.8888, Succ. Centre Ville, Montréal (Québec) H3C 3P8. Canada.


2. Crépault (1997, p. 40) écrit : « L’identité de genre repose fondamentalement sur la reconnaissance et sur l’acceptation de sa réalité corporelle et des fonctions physiologiques qui en découlent. »


3. Nous avons mentionné en introduction que la réflexion ou la compréhension ne serait pas facilitée si la nature du handicap (membre manquant) avait été précisément identifiée. Pour préserver l’anonymat de l’individu, ces informations ne seront pas données.


4. « Le corps propre, c’est le « moi » au niveau primordial, qui se réalise par ses possibilités motrices et sensibles; c’est le « je peux ». » p. 6/17




RÉFÉRENCES

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