Le genre en question ou questions de genre
(english summary)
Claude Esturgie
1 MD
« L’homme est une copie sans modèle »
J.Derrida
Genre, du latin
genus est en français très polysémique ; il signifie, entre autres, manière d’être, allure, mode, il y a un bon et un mauvais genre, quand Swann disait d’Odette « qu’elle n’était pas du tout son genre » Proust ne prévoyait pas l’ambiguïté que nous pourrions prêter à sa fameuse petite phrase. Genre dans le sens que nous lui donnons ici est la traduction du mot anglo-saxon
gender, beaucoup plus précis, terme de classification, grammaticale et sexuelle. C’est donc la grammaire qui, répartissant les noms dans le genre masculin ou féminin, soit en fonction du sexe, soit le plus souvent en parfait arbitraire, permet d’aboutir métonymiquement au sens qui nous intéresse. La langue française ne connaît que deux genres, le masculin et le féminin. Les choses se compliquent dans d’autres langues avec un troisième genre : le neutre.
Enfin certaines langues comme le chinois n’ont ni masculin ni féminin, ce qui n’exclut pas en Chine comme ailleurs les problèmes d’identité. Dans le film de Chen Kaige
Adieu ma concubine un jeune garçon destiné à jouer les rôles de femme à l’Opéra de Pékin se voit imposer la conviction d’appartenir à un genre différent de son sexe génétique dans une scène dramatique où le maître de chant lui fait répéter indéfiniment « je suis une fille » jusqu’à ce que il puisse le formuler sans se tromper. Devenu adulte, il n’aura d’attirance que pour les hommes.
Qu’est ce que le genre ou comment le genre peut-il se prévaloir de constituer une identité distincte de l’identité sexuelle?
Le concept d’identité de genre, sentiment d’appartenance au sexe biologique et au sexe déclaré à l’état civil, date des années 50. Depuis lors il a eu un retentissement considérable dans les luttes féministes, les minorités sexuelles et les sciences humaines. Aux Etats-Unis en particulier, les « gender studies » ont cherché à établir de nouveaux critères d’identité.
GENRE ET ANTHROPOLOGIE
« L’anatomie c’est le destin » écrivait Freud. La problématique du masculin et du féminin est aussi vieille que l’humanité.
La notion de genre, pour la raison même qu’elle permet la confusion des sexes n’a pu s’établir que sur la visible évidence de leur différence. Chaque société humaine, confrontée aux caractères sexuels secondaires et à la complémentarité génitale, définit des normes et des rôles de genre variables suivant les époques et les lieux, le sujet devant s’identifier au sexe prescrit. Dans la majeure partie des sociétés traditionnelles, l’adéquation entre sexe et genre est censée aller de soi. Mais il existe des sociétés où le regard ne suffit pas à décider de l’attribution sexuée, où le genre est d’emblée dissocié du sexe visible et déterminé par des rites initiatiques défiant la réalité anatomique.
Françoise Héritier (1996) en donne deux exemples : les Sambia de Nouvelle Guinée, étudiés par Gilbert Herdt, chez lesquels « la féminité est considérée comme complète et naturelle de façon innée, alors que la masculinité doit être construite » (p. 201) et les Inuit chez lesquels
« l’enfant qui vient au monde a certes un sexe apparent, mais ce sexe n’est pas nécessairement considéré comme son sexe réel. En effet le sexe réel est celui qui est porté par l’identité, par l’âme-nom, c’est-à-dire le sexe de l’ancêtre dont l’âme-nom a pénétré telle femme, s’est installé dans sa matrice pour renaître à nouveau, ce que les chamanes font savoir à la naissance de l’enfant…on réajuste progressivement la personnalité individuelle au sexe apparent » (p. 202-203).
Le sexe est un caractère génétique ; le genre un caractère acquis. Le sexe anatomique est un constat, une perception ; le genre une représentation.
GENRE ET PSYCHANALYSE
La notion de genre est absente de l’œuvre de Freud, basée sur la bisexualité psychique. L’Œdipe, l’angoisse de castration, les théories infantiles de la sexualité et leurs impasses peuvent conduire à la névrose, aux perversions ou à la psychose aussi bien qu’aux inversions du désir. Le transsexualisme n’est pas reconnu comme tel du temps de Freud, « guéri » le président Schreber renie l’identité féminine qu’il usurpait dans son délire .
En France, Lacan a prolongé et interprété l’œuvre de Freud à travers Heidegger, la linguistique, le structuralisme, lui donnant avec un sens de la formule et un charisme très personnels un approfondissement intellectuel singulier qui a fasciné plusieurs générations. Pour Lacan plus encore que pour Freud, la différence des sexes devient la base incontournable de ce qu’il appelle l’ordre symbolique dont tout dépend, y compris la possibilité de penser.
En Amérique du Nord, la psychanalyse a été influencée par des disciplines plus pragmatiques, plus expérimentales : éthologie, anthropologie, neurophysiologie. Elle a eu des évolutions différentes davantage axées sur une approche clinique qu’épistémologique.
Dès 1989 Robert Stoller a souligné l’importance du rôle de l’
identité de genre :
« Ce n’est pas la même chose que l’état de mâle ou de femelle qui ont une connotation biologique… la masculinité ou la féminité est définie comme toute qualité ressentie comme masculine ou féminine par son possesseur. Autrement dit, la masculinité ou la féminité est une croyance …Le noyau de l’identité de genre est la conviction que l’assignation de son sexe a été anatomiquement et finalement psychologiquement correcte » (p. 30-31).
Il est important de différencier identité de genre et rôles de genre, ou comportements manifestes révélés en société, tels que s’y était intéressé Money dans les années 50, ceux-ci ne traduisant qu’une influence beaucoup plus tardive de l’environnement. Nous y reviendrons car des conceptualisations plus récentes ont voulu redonner au conditionnement socioculturel une place primordiale.
C’est en observant des enfants intersexués, en s’interrogeant en particulier sur le rapport à leur mère de certains transsexuels dits primaires que Stoller a tenté de mettre en évidence le rôle capital de l‘élaboration de l’identité de genre dans le psychisme et le devenir érotique
2. Il ne semble pas qu’une parfaite adéquation entre sexe et genre soit possible ( «norme » théorique qui serait représentée par des mâles totalement masculins et des femmes totalement féminines). En réalité chaque personnalité est un compromis unique, original , avec toutes les compositions possibles : mâles plus ou moins mâtinés de féminité, femelles plus ou moins mâtinées de masculinité . D’autres expressions de la sexualité : certaines homosexualités, le travestisme, le transvestisme érogène fétichiste et à l’extrême le transsexualisme dans son identification absolue au genre opposé, peuvent se comprendre à partir de difficultés plus ou moins sévères qu’un individu rencontre à faire coïncider son identité de genre avec son sexe biologique. Encore faut-il distinguer sexe génétique, genre et orientation sexuelle : il est banal de rencontrer des homosexuels de genralité masculine et des hétérosexuels à composante fortement féminine.
En sexologie, les hypothèses de Robert Stoller ont été reprises par le québécois Claude Crépault qui les a développées et systématisées sous le nom de
sexoanalyse.
GENRE ET SEXOANALYSE
Claude Crépault, professeur honoraire de sexologie à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), a développé le concept de sexoanalyse dans les années 80 à partir de plusieurs hypothèses, dont les principales reprennent celles de Stoller.
La première hypothèse avancée déjà par Stoller est la notion dans les deux sexes d’une protoféminité ou féminité primaire en opposition à la conception freudienne de bisexualité psychique. Pour Crépault, il existe une primauté du féminin dans l’ontogenèse sexuelle, il pose le genre féminin comme premier et comme marqueur le plus fort de l’identité ; l’identité masculine étant un acquis. Je ne citerai qu’à titre métaphorique les arguments bien connus basés sur l’embryogénèse, même si des travaux récents ont révélé le rôle du génome maternel sur le développement cérébral du fœtus. La protoféminité s’explique avant tout par le rapport symbiotique du fœtus puis de l’in-fans (celui qui ne parle pas) à sa mère. Dès l’âge de trois mois, bien avant le fameux stade du miroir décrit par Lacan, le nourrisson semble avoir une certaine conscience de son corps en tant qu’entité dynamique, mais le sein maternel reste son objet psychique. Il s’imprègne de la féminité maternelle à travers son corps, sa chaleur, son odeur, sa sensorialité, son affectivité, la proximité et le timbre de sa voix, empreinte qui doit être comprise au sens fort que les éthologues donnent habituellement à ce mot.
En conséquence au niveau du genre, pour les filles l’évolution se fait dans un continuum identitaire, alors qu’une rupture identitaire est indispensable au garçon pour se détacher de la féminité maternelle et s’affirmer dans le genre masculin à la condition conjointe de pouvoir s’étayer sur une figure paternelle suffisamment présente.
Selon Stoller (1989), rappelons le, le noyau de l’identité de genre correspond à la conviction intime que chacun a de son appartenance à un genre. Son acquisition est très précoce, avant l’âge de deux ans, parallèle au développement de la sexualité infantile, son archaïsme en laisse une trace indélébile dans l’inconscient. C’est à partir de ce noyau que Crépault a défini le
complexe genral nucléaire chez le garçon et chez la fille.
La relation fusionnelle à la mère telle qu’elle perdure après la naissance est un paradis qu‘il faut quitter pour s’affirmer, dans un mouvement spontané d’individuation. Paradis trop tôt perdu dont la nostalgie ne s’effacera jamais complètement de l’inconscient, première rupture, premier deuil dont la conséquence est l’apparition de l’angoisse, peur d’être abandonné, de ne plus être dans l’amour de la mère en se détachant d’elle, de ne plus être rien. Cette anxiété peut chercher à s’atténuer par une régression fusionnelle inconsciente avec le risque d’aller trop loin générant à son tour une nouvelle anxiété : la néantisation, le ré-engloutissement. L’acquisition de l’identité personnelle se trouve fragilisée dans ce conflit. Mais pour l’enfant de sexe mâle, la nécessité de s’affirmer dans un genre qui n’est pas celui de la mère crée de nouvelles tensions : régresser vers la fusion est aussi retourner vers l‘état de féminité, entraînant une crainte de dé-masculinisation qui, se heurtant à la pulsion naturelle de masculinisation, déclenche une autre angoisse : ne pas être suffisamment viril : anxiété de masculinitude. Chez le sujet de sexe mâle, dans la résolution du complexe genral nucléaire, la pulsion de masculinisation favorise donc l’acquisition de l’identité personnelle, mais l‘élaboration de l’identité de genre est facilement compromise, aussi bien dans le cas d’une attente fusionnelle avec une mère « trop bonne », possessive que dans le cas de la frustration affective due à une mère carentielle, voire phallique, castratrice.
Pour l’enfant de sexe femelle, à l’inverse, l’identification genrale est en principe plus facile par assimilation directe au genre maternel, c’est l’identification personnelle qui se trouve menacée devant les mêmes anomalies de la relation maternelle.
Dans les deux sexes, le père est un recours capital pour l’acquisition identitaire, individuelle et genrale, à la condition d’être suffisamment présent et non dénié dans le discours maternel.
La résolution difficile du complexe genral nucléaire est à l’origine de nombreuses sexoses (troubles de la fonctionnalité génitale d’origine psychique) (Crépault, 1997) et peut influencer le choix d’objet sexuel, enfermer le paraphile (ou le néo sexuel pour reprendre la terminologie de Joyce McDougall soucieuse d’éviter la connotation péjorative du mot pervers dans le langage trivial) dans sa prison érotique, entraîner une dysphorie de genre, c’est-à-dire une perturbation de l’identité genrale à des degrés divers.
Une autre hypothèse de la sexoanalyse est celle d’un inconscient sexuel spécifique, où le sexuel s’explique par le sexuel, ce qui peut paraître réducteur par rapport à la conception freudienne de l’inconscient dans laquelle tout est ontologiquement sexuel. Ne peut-on se contenter en sexoanalyse de la notion crépaldienne de « construit intra psychique de la personnalité érotique » incluant en dehors des topiques freudiennes le complexe genral nucléaire, l’utilisation défensive de la sexualité, l’impossibilité d’associer les fonctions fusionnelles et antifusionnelles du désir, sans omettre les aléas, mémorisés ou non, de l’expérience vécue ? J‘aurais tendance à penser que l’inconscient sexuel dont parle Crépault (1997) correspond au préconscient de la psychanalyse, ce qui nous rapproche de la conception phénoménologique de l’inconscient. Pour la psychanalyse le contenu de l’inconscient (topiques) est séparé de tout passage au conscient par une barrière infranchissable qui est le refoulement. Cette barrière est située entre conscient et préconscient, seul le travail en analyse en particulier l’interprétation du transfert permet de lever cette barrière. Pour la phénoménologie, l’inconscient est descriptif non topique, la barrière beaucoup moins infranchissable se situe différemment entre le préconscient et le conscient, ce qui permet d’assimiler l’inconscient de la phénoménologie au préconscient de la psychanalyse. Cette conception substitue à la problématique du transfert et de son interprétation la relation intra-subjective entre le patient et son thérapeute et me paraît beaucoup plus compatible avec la démarche sexoanalytique.
La troisième hypothèse repose sur le rôle essentiel accordé à l’imaginaire érotique. En effet l’inconscient tente naturellement de se manifester : il tente de s’exprimer par l’écriture codée du rêve nocturne, il tente de s’exprimer plus directement par le fantasme dans la rêverie diurne du désir. L’imaginaire, qu’il représente l’émergence des phantasmes originaires inconscients au sens psychanalytique, ou qu’il réalise une projection contraphobique des anxiétés induites par le complexe genral nucléaire, est conçu jusque dans ses implications identitaires comme un état de fluidité s’opposant à la rigidité du symbolique et du réel. La sexoanalyse comprend et utilise cette fluidité de l’imaginaire comme médiatrice entre inconscient et agir érotique.
Bisexualité psychique ou féminité primaire ? Loin de dénier l’importance encore et toujours révolutionnaire des découvertes de Freud (en particulier le rôle primordial de l’auto-érotisme et de la sexualité infantile, l’enfant pervers polymorphe), les notions de protoféminité et de genralité ne proposent-elles pas simplement une autre fiction humaine, une autre réponse au questionnement que pose la confrontation à la différence des sexes ?
GENRE ET CONSTRUCTIONISME
Il y a déjà une vingtaine d’années la notion d’identité de genre, quand ce n’est pas celle d’identité sexuelle, a été remise en question par les théories constructivistes ou constructionnistes, avec en particulier aux U.S.A. les écrits de Judith Butler, pour laquelle en étant bref au risque d’être quelque peu caricatural le genre mais également le sexe, le corps lui-même résultent d’une construction. Le but était de déstabiliser la distinction non seulement genrale mais également sexuelle rejoignant ainsi la remise en cause du sujet telle qu’elle était de mode au meilleur temps du structuralisme et telle qu’elle reste encore professée aux U.S.A. par un courant universitaire post-moderniste. La philosophe nord-américaine s’inspirant entre autres de l’œuvre de Michel Foucault tente de définir le sexe non comme réalité bio-anatomique préalable, mais tout autant que le genre comme effet de régulation sociale et d’assignation normative. Dans cette perspective sexe et genre seraient l’un comme l’autre soumis à une relation intrinsèque de pouvoir. Il est vrai qu’à un certain moment de sa pensée Michel Foucault a considéré le sujet comme « construit » de part en part, mais dans son vaste projet inachevé d’une
Histoire de la Sexualité, après les années de silence qui ont suivi
La Volonté de Savoir il a retrouvé la notion de sujet avec
Le Souci de Soi que lui a inspiré un retour vers l’antiquité grecque. De l’influence de Jacques Derrida, le philosophe de la
déconstruction, Judith Butler retient la volonté de déconstruire pour libérer définitivement l’homme et la femme de toute aliénation identitaire.
Les théories exposées en 1990 par Judith Butler dans
Gender Trouble (
Trouble dans le genre, 2005), à la limite d’un déni du sexe dans sa matérialité et son évidence biologique, sont entachées d’un militantisme féministe et pro-lesbien qui, malgré son talent, en forcent parfois la logique. Ce discours intellectuel complexe dont l’hermétisme dissimule mal la volonté idéologique tentant d’intégrer Freud, Foucault, Derrida, Lacan, Kristeva pourrait paraître une régression par rapport à la distinction que sociologues, psychanalystes, sexoanalystes ont mise en évidence entre les notions de sexe et de genre. Elle ne ferait que rétablir sous des énoncés nouveaux l’ancienne confusion entre identité sexuelle, identité de genre, normes et rôles de genre. Peut-être faut-t-il distinguer le noyau dur de l’identité de genre, tel que l’a conçu Stoller, processus inconscient très archaïque, et le complexe genral nucléaire, variable évolutive tel que le définit Crépault jusqu’à l’âge de cinq-six ans et bien au delà, comme nous allons le voir en questionnant les approches constructionnistes et narratives de l’identité.
Claude Crépault (1997) reconnaît :
« Dans la plupart des sociétés humaines, on assigne à chaque sexe des manières d’être et de paraître, des schèmes spécifiques d’attitudes et de comportements. C’est ce qu’on appelle des rôles de genre. Une relation étroite existe entre l’identité et les rôles de genre. La conformité aux rôles vient raffermir l’identité de genre. À l’inverse, la difficulté ou l’incapacité à se conformer aux rôles de genre pourra fragiliser l’identité de genre » (p. 39).
En réalité il faut aller plus loin, l’identité de genre issue de la résolution du complexe genral nucléaire ne se construit pas par rapport à la différence anatomique ou génétique des sexes mais par rapport au genre maternel et paternel. Quand la sexoanalyse parle de la féminité de la mère ou de la masculinité du père, il est évident que ces termes renvoient aux identités de genre préétablies par le discours performatif de la société sur les sexes.
Il serait injuste de passer sous silence le fait que dans d’autres ouvrages, Judith Butler a nuancé la radicalité d’un propos volontairement provocateur et a pu donner à l’identité, en particulier genrale, une dimension nouvelle basée sur le rôle du langage et la notion de performativité.
Le terme de performativité ou d’expressions performatives a été introduit en 1955 par le philosophe et linguiste anglais John Langshaw Austin dans son ouvrage
How to Do Things and Words (en français (1970) :
Quand parler c’est faire) : « Ce nom dérive bien sûr du verbe (anglais)
To perform verbe que l’on emploie d’ordinaire avec le substantif « actes », il indique que produire l’énonciation est exécuter un acte » (p 119) ». Une expression est performative quand elle ne se limite pas à décrire un fait mais qu ‘elle fait elle-même quelque chose :« Par le fait de dire ou en disant, nous faisons quelque chose »(p. 47).
C‘est dans ce sens que l’identité de genre peut être considérée non comme acquise une fois pour toute après résolution du complexe genral nucléaire, mais au contraire performative, c’est-à-dire en perpétuel accomplissement : « le genre constitue l’identité qu’il est censé être… le genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précèderait ce faire » (Butler, 2005, p. 96). Dans le film de Chen Kaige
Adieu ma concubine, c’est le discours performatif du maître de chant qui crée la nouvelle identité de Leslie Chang :elle devient une fille à partir du moment où à l’affirmation initiale « je suis un garçon » se substitue sans erreur possible la nouvelle affirmation imposée de l’extérieur : « je suis une fille ».
GENRE ET IDENTITÉ NARRATIVE
Cette performativité ne peut se poursuivre que dans un discours latent, lui-même énoncé par un corps que toute parole de ce discours remet en question, discours perlocutoire c’est-à-dire discours qui par le simple fait de dire réalise ce qu’il dit.
Au discours performatif de la société sur le sujet et sur le genre tel qu’y insistent les constuctivistes nord-américaines Butler et de Lauretis en particulier se superpose le discours performatif du sujet sur lui-même.
L’être humain se crée dans et par le langage qui le précède. Le sujet, être de langage, accède par lui à l’ipséité ou conscience réflexive de soi, et continue d’advenir dans sa propre histoire, telle qu’il se la
raconte dans le temps :
« c’est dans cette mesure que l’identité personnelle ,considérée dans la durée, peut être définie comme identité narrative, à la croisée de la cohérence que confère la mise en intrigue et de la discordance suscitée par les péripéties de l’action racontée » (Ricoeur, 2004, p.153).
Cette conception dépasse celle où la narration sert uniquement à donner du sens à des évènements inattendus, elle en fait le principe organisateur de la vie et de l’action humaine. Je suis ce que je me raconte. Hannah Arendt écrivait en 1958 : « Répondre de façon approfondie à la question :qui suis-je ? conduit à raconter l’histoire d’une vie » et avant elle Edmund Husserl (1915-1921) : « L’ego se constitue pour lui-même en quelque sorte dans l’unité d’une histoire ».
Autant que l’identité personnelle, l’identité de genre doit, elle aussi, être considérée comme narrative. Au noyau dur de l’identité de genre conçu par Stoller comme identification archaïque primordiale fantasmatique se superpose le complexe genral nucléaire décrit par Crépault, processus psychique vivant, variable évolutive encore et toujours en devenir. L’identité narrative est constitutive de l’émergence du sujet qui apparaît simultanément comme auteur et comme lecteur de sa propre vie, elle est le lieu où se confondent fiction, action et réel. La sexoanalyse se propose d’intervenir en ce lieu en favorisant l’évolution de la fiction, c’est-à-dire de l’imaginaire dans la temporalité d’un sujet toujours inachevé, donc toujours à faire.
La notion d’identité narrative a été critiquée entre autres par le philosophe anglais Galen Strawson, cité par le Pr Bernard Granger (2005). Jugeant la narrativité comme une mode intellectuelle, il postule que certaines personnes se considèrent de façon narrative d’autres non, il appelle ces dernières « épisodiques » et donne pour exemple quelques écrivains : Stendhal, Borges, Wolf, Pessoa. L’argument me paraît discutable, même si je me perçois davantage comme épisodique que diachronique je ne me raconte pas moins pour autant à moi-même à travers des chapitres différents de ma vie. Il y a toujours une unité sous-jacente, celle-ci serait-elle simplement le style dont on a pu dire qu’il était l’homme, mais il est loin de ne s’agir que du style. Des auteurs comme Fernando Pessoa ou Philip Roth n’ont jamais cessé de se raconter à eux-mêmes en se racontant aux autres sous des identités multiples. Narrativité n’équivaut pas à mise en ordre et n’exclut pas les ruptures, elle nécessite seulement de savoir les intégrer au récit. Par ailleurs, toujours pour répondre à Galen Strawson, il n’est pas question de nier la part de fiction, voire de mensonge que comporte toute narration, mais au contraire de la revendiquer comme manifestation de l’imaginaire.
Il y a plusieurs façons de raconter la même histoire, il y a plusieurs façons de se raconter à soi-même, quand Narcisse se cherche dans un miroir où il se voit tel qu’il se dit être. Le construit psychique du genre et de la personnalité érotique n’est pas pris une fois pour toutes dans les glaces de l’inconscient, ni prisonnier de la grille préalable du social. La transformation de l’imaginaire érotique, telle que la sexoanalyse l’envisage à des fins thérapeutiques, n‘est possible que dans l’hypothèse du caractère narratif et performatif de l’identité. Le sujet advient en tant que tel pour lui-même comme pour l’autre à travers la narration continue d’une autobiographie implicite. Phénoménologiquement son rapport au temps est intrinsèque à son existence même, la temporalité ne devient humaine qu’en se déclinant sur le mode narratif.
GENRE ET TEMPS
La conception du temps humain selon Husserl est bien connue : même si nous semblons subir passivement les évènements, ils n’en sont pas moins chargés d’un sens qui dépend à la fois de l’anticipation de l’avenir et de la mémoire du passé, ce qui ne signifie pas seulement que nous ayons la possibilité d’anticiper et de nous souvenir, mais que nous ne pouvons être, c’est-à-dire vivre le présent, que par rapport à ce dont il fait suite autant que par rapport à ce que nous prévoyons comme suite. La conscience de la succession s’accomplit avec la distinction des moments successifs. Husserl utilise la métaphore de la place d’une note dans une mélodie : quand nous écoutons une mélodie, nous ne percevons pas chaque note pour sa sonorité ou l’émotion qu’elle suscite en tant que telle mais comme élément d’un tout. Chaque note ne prend sens et nécessité qu’en fonction de celle qui la précède et de celle qui la suit : le présent de chaque note ne peut être saisi que dans l’apparente continuité de la phrase mélodique et si nous voulons détailler davantage il en est également ainsi des différentes phases d’un son unique.
De la même manière, le temps humain n’a que l’apparence de la continuité, il est en réalité «atomisé » en une multitude d’éléments
passé -présent- futur eux-mêmes divisibles à l’infini, de la même façon qu’un flocon de neige est constitué de cristaux de glace toujours identiques mais de plus en plus microscopiques. Cela permet à André Bonaly (2000) d’appliquer au temps humain la théorie des objets fractals tels que les a définis le mathématicien Benoît Mandelbrot. L’image de soi (il n’y a image que parce qu’il y a langage) évolue en principe suivant la somme pseudo continue de ces éléments, tel que le sujet se perçoit et se raconte et tel qu’il est perçu et raconté par l’autre. La représentation mémorisée de soi s’établit dans le cerveau sous forme de liaisons neuronales évolutives d’instant en instant et non pas identiques à elles-mêmes démontrant ainsi la variabilité et le leurre de ce que nous considérons comme l’essence d’une réalité personnelle. Mais il arrive qu’un événement, un traumatisme, immobilise le sujet au temps fractal de cet événement ou de ce traumatisme : arrêt sur image « un arrêt dans le temps fractal induit la non construction d’un nouveau futur incluant l’événement de rupture » (Bonaly, 2005). Un décalage apparaît et ne cesse de se creuser entre le temps fractal de l’individu bloqué sur l’image de cette rupture émotionnelle et son temps linéaire dont l’image n’est plus que celle renvoyée par les autres, le temps continue à se dérouler sans lui : le sujet devient
anachronique par rapport à lui-même, le fil de la narration est cassé, l’individu vit une rupture identitaire aussi bien personnelle que genrale. Ainsi ce jeune garçon abusé à l’âge de neuf ans qui réalise sa genralité et sa sexualité de trente ans avec l’image du vécu de ses neuf ans ou cette jeune patiente violée à huit ans par son frère, dont le discours n’a jamais pu, depuis lors, retrouver une cohérence syntaxique, toute narration lui étant désormais interdite.
La conception d’une identité narrative dans son intrication au temps fractal de l’individu est parfaitement compatible avec la théorie sexoanalytique : elle permet de répondre à la difficulté à la fois épistémologique et clinique que m’a toujours semblé présenter la «transformation de l’imaginaire » préconisée à titre thérapeutique par Claude Crépault. La transformation de l’imaginaire pourra se faire grâce à un processus de co-création dans la relation intrasubjective entre patient et thérapeute (Esturgie, 2007 ; Medico, 2007).
Tout en ne cessant de se déconstruire dans le miroir d’un temps aboli par l’absence à soi, le sujet ne cesse de se construire face à l’autre dans une création continue de lui-même, échappant ainsi au désespoir d’un déterminisme absolu que celui-ci soit le fait de l’inconscient, du génétique ou du social. Dans les limites de la névrose ordinaire, le construit psychique du genre, tel que le conçoit la sexoanalyse, déborde le champ de l’inconscient et se prolonge dans un processus d’élaboration permanent de l’imaginaire à travers le discours latent du moi érotique.
Une approche intégrative du genre semble possible selon ces différents axes : sexoanalytique, narratif, fractal.
Le concept de genre paraît capital pour comprendre la post-modernité. Le décryptage du complexe genral nucléaire que propose la sexoanalyse, le caractère narratif et performatif de l’identité de genre dans un processus fractal du futur permettent de mieux expliquer les ambiguïtés et l’inconstance de cette identité, phénomènes dont l’évolution sociale a depuis quelques années accru la visibilité.
NOTES
1. Médecin, sexologue et sexoanalyste. Président de l’Institut Français de Sexoanalyse, Président de l’Académie des Sciences Sexologiques (Société Française de Sexologie Clinique). 3 Boulevard F.D.Roosevelt, 33400 CUB de Bordeaux, France.
2. Travaux de l’Université Emory à Atlanta (USA), cités par Philippe Rochat dans Le monde des bébés
RÉFÉRENCES
Austin, J.L. 1970. Quand dire c’est faire. Paris : Le Seuil.
Bonaly, A. 2000. « Le processus fractal du futur ». En ligne. http://rad2000.free/hpbonaly.htm.
Bonaly, A. 2005. Sexologos. Boulogne : R.Events.
Butler, J. 2005. Trouble dans le genre. Paris : La Découverte.
Crépault, C. 1997. La sexoanalyse. Paris : Payot.
Esturgie, C. 2007. « La sexoanalyse a-t-elle encore une place dans l’évolution actuelle de la sexologie en médecine sexuelle» VIième Séminaire International de Sexoanalyse, Lausanne, Suisse.
Granger, B. 2005. « La page de la Psychiatrie angevine ». En ligne. http//www..med.univ-angers.fr/services/AARP//psychangevine/accueilpsychangevine.htm.
Héritier, F. 1996. Masculin/Féminin, Odile Jacob.
Lauretis T. de 2007. Théorie queer et cultures populaires. Paris : Editions La Dispute.
Medico. D. 2007. « Le sexuel entre soma et psyché, enjeux actuels d’intégration pour la sexoanalyse », VIième Séminaire International de Sexoanalyse, Lausanne, Suisse.
Ricoeur, P. 2004. Discours de la Reconnaissance. Paris : Gallimard.
Stoller, R. 1989. Masculin ou féminin ? Paris : PUF
NOMS D’AUTEURS CITÉS
Hannah Arendt
Michel Foucault
Sigmund Freud
Edmund Husserl
Jacques Lacan
Benoît Mandelbrot
Joyce Mc Dougall
John Money
Marcel Proust