Éditorial Articles Actes de séminaire Comptes rendus Autres regards

No 3, 2010


Antéros en morceaux


Sylvie Foizon-Galand1



"Autre regard", un regard d’artiste, d’écrivain…

Je ne suis rien de tout ça, juste une inconnue qui en mai 2008 a été interpellée pour la première fois par la "sexoanalyse". Plus tard, au congrès international de sexoanalyse de Bruxelles, néophyte, je me suis nourrie de mots jusqu’alors inconnus, aux accents d’Italie, de Suisse, d’Espagne, du Québec, de rencontres d’esprits scientifiques d’hommes et de femmes, tous intéressés de près ou de très près par la sexoanalyse. Seule, j’ai jonglé avec mon ignorance, ma curiosité, mon écoute, mon questionnement.

Largement accueillie d’une manière ou d’une autre, Katia Fournier et Claude Crépault m’ont suggéré d’écrire un article pour la prochaine parution en ligne de leur revue de sexoanalyse, dans la rubrique "Autres regards".

Qu’écrire de ma place? En qualité de quoi, de qui, pour intéresser des sexoanalystes seniors ou pas, des médecins psychiatres, andrologues, des psychologues-psychothérapeutes?

Pourquoi ne pas exposer ce que je préparais, ailleurs, qui pouvait expliquer ma présence à Bruxelles?

Responsable régionale et animatrice d’ateliers d’écriture littéraire d’une structure de formation à l’écriture, sur Lyon, je m’étais engagée à conduire durant l’été 2009, un stage de six jours intitulé Écrire l’érotisme.

M’approcher de la sexualité, de l’érotisme, sous un angle scientifique et analytique, m’apparaissait comme un chemin différent, mais pas moins intéressant que celui emprunté grâce à mes lectures littéraires, pour alimenter davantage encore, le contenu de ce stage que je souhaitais conduire, in fine, pour des raisons personnelles. Aucun des intervenants en ateliers d’écriture littéraire interrogés en amont n’aurait selon ses dires, souhaité animer un stage de six jours sur ce thème. Le défi était de taille et il était indispensable de ne pas entraîner mes participants n’importe où, à faire n’importe quoi, et moi avec. Il s’agissait d’une part, de ne pas construire un amalgame préjudiciable entre littérature érotique et sexoanalyse et d’autre part, de ne pas s’engluer dans la confusion totale par des informations à priori disparates qui pouvaient, selon la crainte de certains esprits littéraires, rendre ce projet plus difficile voire très compliqué.

En écoutant tous les conférenciers de ce congrès bruxellois, je ne me suis pas gavé la raison, je n’ai pas cherché à brouiller mon discernement, mais plutôt à le nourrir de nouvelles pistes et surtout à laisser ma sensibilité picorer pour créer des passerelles dans mon imaginaire, pour m’apporter des repères supplémentaires et me rassurer, pour croiser différents matériaux et créer autrement, pour me laisser traverser par d’autres mots et en inventer de nouveaux.

Huit ans que je travaillais à bousculer mes neurones, à écouter et analyser la "guéguerre" qui se jouait entre Éros et Antéros, nichés depuis plus de quarante ans dans le labyrinthe de mon inconscient. Un an que je découvrais la sexoanalyse. Des mois que je lisais des auteurs comme Apollinaire, Louis Calaferte, Roland Barthes, Elfriede Jelinek, Georges Bataille, Sade, Henri Gougaud, Anaïs Nin, Henry Miller, Suzanne Minot, Pascal Quignard, Gabrielle Wittkop, Michel Houellebecq, Virginia Woolf et les autres, ceux qui ne m’ont rien dit, ceux que j’ai oubliés, et elle, aussi, Lou Andréas Salomé.

Je ne suis pas thérapeute. C’est ce que je précise toujours, dans ma présentation lorsque j’interviens dans le cadre d’une animation d’atelier d’écriture littéraire. Pour autant, je suis consciente que cette activité fragilise chaque participant puisque, même si les bases du travail fait en atelier sont l’écriture et la lecture, c’est aussi dans l’humain, conscient ou pas, que nous avançons. Oui, dans un atelier d’écriture, il y a des pleurs, des rires, des agacements, des feuilles déchirées, raturées, des silences, des soupirs, des personnes qui s’isolent.

Il y a eu dans mon groupe Écrire l’érotisme, deux participantes qui m’ont demandé de se servir de leur ordinateur pour participer à ce stage. Devant ma proposition d’essayer, au moins le premier jour, d’écrire sur du papier avec un stylo comme tous les autres participants, elles se sont forcées. Elles se sont un peu perdues sans les fonctions "copier, coller, effacer". Elles se sont obligées à rassembler ces petits bouts de textes, éparpillés sur différentes feuilles de papier, reconstituant ainsi comme des fenêtres d’écrans d’ordinateur. Elles se sont énervées à livrer à voix haute, leur production. Oui, mais elles ont aussi osé écrire devant les autres. Elles ne se sont plus cachées derrière leur écran d’ordinateur. Elles m’ont fait signe et m’ont sollicitée dès qu’elles se sentaient en difficulté, perdues. Peu à peu sont apparues sur leur table, des feuilles A4 largement étalées, remplies de mots, de ratures, de blancs, comme leur propre respiration, brouillons ou textes patiemment recopiés. Et elles ont cheminé ainsi, sur l’ensemble des six jours de ce stage, laissant poindre peu à peu, leur propre apaisement.

Au-delà de la pertinence d’écrire en atelier, sur du papier ou directement sur un écran d'ordinateur, on peut s'interroger sur le bien-fondé d’écrire en groupe. Sur ce qu’a été le parcours de chacune de ces participantes dans leur écriture et quelle nouvelle conscience de leur rapport personnel à l’écriture, ces six jours leur ont apporté?

Simplement, je peux dire qu’elles m’ont remerciée, que leur écriture s’est modifiée et qu’elles avaient comme un poids en moins, à la fin du stage.

Voici deux productions d’une de mes participantes à mon stage Écrire l’érotisme qui a accepté de me prêter son travail pour étayer mes dires. Ces textes sont issus d’une séance intitulée Premiers émois amoureux construite à partir de deux ouvrages I remember de Joe Brainard et Plaisir du texte de Roland Barthes. La séance a été présentée au groupe d’écrivants, décomposée en deux temps d’écriture, comme suit.


Premier temps:
Faites à la manière de Joe Brainard, une liste de "Je me souviens", du côté de vos premiers émois amoureux, sensuels, sexuels. L’idée, c’est d’écrire quelques fragments tirés de votre mémoire personnelle. Chaque souvenir sera une phrase qui commencera par ces trois mots "Je me souviens" de la longueur que vous voulez, sur le style que vous sentez. Phrases concises ou très longues qui peuvent faire un paragraphe ou pas. Revenez à la ligne à chaque fois que vous écrivez un nouveau souvenir. Et écrivez en quelques-uns ou une demi-douzaine ou davantage encore sur le temps imparti.

Ensuite, chaque participant lit sa liste de souvenirs à voix haute. Chacun écoute sans commenter.

Second temps:
Choisissez dans votre liste un souvenir et déplier le: Essayez de nous montrer, à nous lecteur, le contexte, le lieu…Qui était là, quelles images, quelles sensations, ce souvenir entraîne dans votre mémoire ? Emmenez- nous dans ce souvenir en nous montrant, comment c’était.




1. Premiers émois

Je me souviens de mon père nu, aperçu devant la fenêtre d’où s’immisçaient entre les volets, les rayons d’une nouvelle journée.

Je me souviens des petites pensionnaires, jupes bleues marines, genoux toujours serrés pour ne rien laisser entrevoir de la femme en devenir, fragmentée. Devant les lavabos jouxtant le dortoir, le sexe des fillettes était caché par une serviette nouée autour de la taille, le temps de la toilette du soir. Corps lisses, barrés d’un large trait horizontal d’interdits. De la tête, des bras, du torse jusqu’au nombril, des genoux jusqu’aux pieds, deux morceaux respectables qui devaient être soigneusement lavés, frottés. Tandis que sous la rature, privé d’eau et de savon, le sexe neuf battait plus fort, à cause des brûlures, des irritations, des sécrétions accumulées, petit animal coloré, étrange survivant à la bonne foi assassine des bonnes sœurs.

Je me souviens de mon premier baiser fébrile et moelleux, échangé avec ce garçon laid un après midi d’hiver alors que des flocons de neige fondaient rapidement au contact de nos bouches, mêlant le froid et le chaud.

Je me souviens de la braguette boursoufflée de ce père de famille anglaise qui le temps d’une photo déclenchée à mon insu, serra précipitamment, de ses bras mes quinze ans lors d’un séjour linguistique.

Je me souviens de la honte d’avoir fouillé dans les affaires de toilette de cet homme, de ma surprise de trouver ce magazine allemand, en noir et blanc, illustré uniquement de corps enroulés, de sexes et de bouches tendus en gros plans, de mon dégoût du sperme, des plis brillants et des trous remplis.

Je me souviens de mon mépris d’adolescente pour lui, cet amant de ma mère divorcée, parfois ivre à crier, venu s’installer jusque dans le quotidien intime de notre salle de bain.

Je me souviens de la porte de la chambre fermée exceptionnellement à clef. Elle me répétait sans cesse «Les hommes sont tous des salauds». Derrière cette tapisserie, je l’entendais gémir avec l’un d’eux. Soubresauts.

Je me souviens de l’irruption de mon frère muni de son premier appareil photo reflex, dans la salle de bain alors que je prenais ma douche. Nous ne devions jamais fermer la porte à clef au cas où il nous arriverait quelque chose.

Je me souviens de ce livre, à dix-sept ans, histoire d’un ordinateur installé comme système de sécurité sophistiqué dans une grande villa du sud des États-Unis. Devenu maître des lieux, régissant le moindre mouvement, le moindre bruit, il s’était auto complexifié jusqu’à devenir tentaculaire pour pouvoir y séquestrer la propriétaire des lieux, en faire sa maîtresse et la génitrice d’un être hybride de chair et d’acier.

Je me souviens de la description du phallus comme un serpent de métal.



2. Le bateau

Le lit conjugal était désormais occupé par son second frère plus âgé, et son père. Elle dormait dans cette chambre aussi. Sa couverture bleue dont elle tirait les fibres moelleuses jusqu’à s’en fabriquer une boule de douceur pour se caresser la joue, se faisait complice de son pouce et l’accompagnait dans ces nuits étranges, où ses parents ne dormaient dorénavant plus, ensemble.

Dans un coin, son lit bateau, berceau de ses quatre ans où l’adulte doit se pencher pour l’embrasser. À côté, une grosse armoire sombre, maîtresse de la pièce immense, un couvre-lit surpiqué, bordeaux, large plateau central. Rectitude soignée, sérieuse.

La lumière vient d’une fenêtre placée juste au-dessus d’une table qui sert le jour de bureau à son frère aîné. La chaleur vient de la présence de son père, la nuit tard, le matin tôt, dans cette chambre des parents séparés. Elle se souvient de son père, aperçu nu devant la fenêtre d’où s’immiscent entre les volets, les rayons d’une nouvelle journée.

Bien avant son frère et elle, il se lève pour aller travailler, égrenant dans la chambre, les bruits de son réveil. Ses pas se dirigent vers la chaise où sont posés ses habits. Des bruissements de tissus, des claquements d’élastique sur la peau, des glissements, cliquetis d’une fermeture éclair. Chaque son la tend vers son père, l’obligeant à craindre ce moment où il franchira la porte pour disparaître.

Un matin, avant même d’écouter tous ces repères, alors que les draps du lit, plus conjugal, s’ouvrent, elle essaye d’entendre les silences du corps d’adulte qui s’éveille, se lève, se déplace. Son père. Le garder. Elle n’entend rien. L’attraper du regard avant qu’il ne quitte cette chambre. Nid sans femme. Elle ne l’entend pas. Elle n’y arrive pas. Ne pas le perdre. Engourdie par son sommeil, elle se redresse et s’assied dans son lit. Seule sa tête émerge du lit bateau. La lumière tamisée, son inquiétude, l’ombre de l’homme. Maintenant elle voit. Son père nu, de dos, les fesses blanches. Le regard fixé par cette image inconnue, elle tire à ses yeux, la complice, couverture bleue, elle se renverse, disparaît lentement dans son matelas, laisse couler le bateau.




Animer un atelier d’écriture, que ce soit ponctuellement ou de manière régulière, permet de percevoir des écritures étonnantes pour des raisons différentes à chaque fois, et qui dévoilent la part d’humanité de chaque auteur, transportant l’intervenant au cœur d’une éclosion individuelle.

Écrire en groupe, encadré par un intervenant, passeur de littérature, proposant des consignes d’écriture construites, en posture d’écoute des textes produits, est très souvent un moteur qui permet de travailler sur soi par le biais d’un processus de création.

C’est ce processus-là, que met en travail, un animateur d’atelier d’écriture avec chaque participant. En lui proposant des pistes, en l’entraînant à oser ouvrir d’autres portes, suivre d’autres chemins d’écriture, en lui permettant d’écouter d’autres textes, de découvrir son rapport personnel à l’écriture et de le faire évoluer. L’intervenant accompagne l’écrivant.

Et toujours l’intervenant analyse la forme de ce qui lui est lu.

Et toujours le fond, restera l’histoire intime et si particulière de chaque écrivant.

C’est ce mouvement entre le fond et la forme qui entraîne l’écrivant dans un processus de création individuel et singulier.



L’idée plane en moi de faire écrire des sexoanalystes, le temps d’un atelier d’écriture. La sexoanalyse et l'écriture… l’écriture, un art.

N’y aurait-il pas moyen, de trouver là une passerelle entre la sexoanalyse et le processus de création?




NOTES

1. Sylvie Foizon-Galand, issue du milieu des arts appliqués est formatrice en écriture littéraire et professionnelle. Elle anime à Lyon (France) des ateliers d’écriture littéraire créative et intervient sur site à la demande de différentes institutions.