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No 3, 2010


Musiques manufacturée et improvisée: notes infrapaginales1


Robert Bastien, Ph.D
Professeur adjoint de clinique
, Département de médecine sociale et préventive
, Université de Montréal
Chercheur
, Direction de la santé publique de Montréal

Musicien approximatif



«Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le non frayé. On les appelle Holzwege. Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l’un ressemble à l’autre. Mais ce n’est qu’une apparence. Bûcherons et forestiers s’y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire: être sur un holzweg, sur un chemin qui ne mènent nulle part.»
Martin Heidegger, 1980. Chemins qui ne mènent nulle part.

«J'ai l'intuition que toute quête de soi à l'aide d'outils vibratoires doit être proche d'une définition valable de l'art. Ou bien, peu importe. Si l'art a été confisqué par l'écriture, niant des siècles d'oralité et si on ne considère l'art que comme producteur d'objets avec tout l'encombrement qu'ils génèrent tant par la place qu'ils prennent que par le poids des discours dont ils sont accompagnés, alors je comprends mais je déplore qu'on ne veuille pas inclure l'improvisation libre dans le rang des activités artistiques. Et il est difficile de défendre le contraire parce que ça n'écrit pas, ça ne laisse de traces que dans des mémoires forcément infidèles et ça n'a pas besoin de références. Alors on n'accepte l'improvisation qu'en relation avec l'écrit comme s'il lui fallait toujours un support, ou un prétexte, pour acquérir une certaine légitimité ou bien on se sert de l'improvisation comme brouillon pour écrire et faire oeuvre.»
Lê Quan Ninh, Abécédaire (incomplet) à l’usage des improvisateurs2
.



SUR ET AUTOUR DE L’IMPROVISATION

Bien que l’on puisse en retirer seul les mêmes bénéfices, l’improvisation impliquant plus d’un musicien3 est un acte de recherche constant et de composition en temps réel4. On a beau oublier des propositions musicales exprimées et répétées, les explorations, seul ou en groupe, toujours impriment une sorte de tracé, de sensation et d’émotion dans l’esprit. Un tracé, toutefois, que l’on peut contourner et détourner dans tous les sens le moment venu. Les répétitions, en improvisation, prennent souvent cette direction comme si elles préparaient paradoxalement les musiciens à se familiariser avec des zones de conforts pour ensuite emprunter, ce que la conformité académique craint le plus, le risque, la modification et l’inconfort5. Ici, c’est le jeu6 qui prédomine, la capacité à s’insérer ici plutôt que là avec tels ou tels sons, tels ou tels instruments, telles ou telles amplitudes.

L’improvisation, c’est un moment imaginé à l’avance avec une intention avérée mais jamais totalement réglé. C’est sans doute pour cette raison que des sessions et des performances d’improvisation sont incertaines tant pour les musiciens que pour l’audience.

Improviser, comme plusieurs musiciens le rapportent, c’est être à l’écoute. Être à l’écoute des autres bien entendu mais aussi à l’écoute de l'environnement et de soi. Mais plus encore, être à l’écoute d’un soi mélangé à autrui. Car, que ce soit par la pratique du silence7, de la pause et du soupir ou encore du bruit au sens littéral, le musicien, par sa simple et unique présence, ne peut se soustraire de l’ensemble, lorsqu’il y a ensemble. Il est là. En attente. Ne rien faire, ne rien produire est pour ainsi dire impossible car tout compte ici. Jouer c’est se donner la possibilité d’aller en écho à l’autre, aux autres et à soi avec un souci certain du respect et de la connivence. C’est aussi le jeu, celui de créer de la déroute et de l’inattendu par des ajouts et des suppressions. Des formes d’altération susceptibles d’initier et de suggérer des chemins de traverses dans des univers sonores connus pour les transformer ultimement en aventure. Improviser, c’est surprendre, se surprendre. Improviser, c’est apprendre. Cette disposition à plusieurs voies, toujours en tension, exige une attention de tous les instants et en même temps un certain abandon pour être capable de saisir et de s’approprier toutes sortes d’événements inattendus que l’on emprunte pour une certaine durée qui, sans être fixée clairement à l’avance, l’est quand même.

L’improvisation n’est pas un produit de consommation prédéfini à l’avance par des standards de réplication ISO où se chevauchent dans un tout bien articulé des émotions programmées qui transiteraient par des débuts clairs, des extases claires (climax) et des fins claires. Sans doute plus pour l’audience que les musiciens, les performances d’improvisation représentent un travail en temps réel car tout n’est pas donné à l’avance, même pas à la fin. Voir et entendre une performance de ce type requiert un travail de déconstruction où l’auditeur est invité, sans que cela soit explicite, à délaisser, si ce n’est qu’un instant, ses références à la musique manufacturée et à entrer dans un autre espace. Assister à une performance d’improvisation c’est comme aller à l’arrière d’un restaurant d’où on pourrait voir et entendre clairement ce qui s’y passe avant qu’un plat (disons la musique manufacturière) arrive sur notre table porté par un serveur prétendument attentionné. On entendrait très clairement: les livreurs entrer, les cuisiniers faire frire des pâtés, les aides cuisiniers se faire enguirlander par les chefs prétentieux et peu soucieux d'autrui, les serveurs se foutant de la tête des clients en cognant les assiettes, les plongeurs voulant nettoyer les marmites tout en se noyant les uns plus que les autres, bref de l’action. Plus discrètement, on entendrait aussi les paroles des clients, la caissière frapper sur le clavier de la caisse enregistreuse entrer et sortir des pièces tout en déclinant le montant de l’addition. De la musique de fond aussi. Des déambulements de toutes sortes, des rires et des bruits de la rue dans certains cas. Métaphoriquement, la cuisine d’un restaurant me semble représenter avec une certaine fidélité formelle un espace de création proche de la performance publique d’improvisation. Lorsque nous allons voir et entendre de la musique manufacturée nous sommes dans le restaurant, pas dans la cuisine.

Plutôt que d’envisager une corde qui se brise comme un triste événement résultant du hasard, on peut toujours prendre le bout qui pend pour le frotter contre un micro ou encore l’entremêler entre les trois cordes restantes du violon. C’est ainsi que l’idée de fausse note n’existe plus. L’erreur, autrement dit, est un produit plus que recyclable. Il est l’avenant. À tout dire, rarement l’erreur est envisagée comme une faute. Elle peut être le point de départ de la création ou encore une bifurcation heureuse ou triste. C’est selon!




NOTES

1. À la demande de madame Katia Fournier, j’ai accepté de travailler à l’écriture d’un texte approximatif et non définitif sur la musique improvisée pour votre revue. Je me suis gardé, à la suggestion de l’éditrice, d’éviter de créer du lien entre la musique et l’érotisme. Car dans ce dernier domaine je ne saurais quoi dire de bien existant. On m’a donc commandé un texte ouvert, sorte de carte blanche, pour que le lectorat, à sa façon, puisse faire ce travail de connexion avec la sexualité et l’érotisme en transitant métaphoriquement par la musique, la musique improvisée. Voilà où iront les choses à venir. En guise de conclusion, j’ose espérer que les quelques réflexions et remarques qui suivent pourront permettre d’envisager d’une manière moins étrange et surtout moins hermétique la pratique de la musique improvisée, la musique actuelle, les rencontres spontanées de musique.

2. Le texte intégral est accessible sur le site de l’artiste à l’adresse suivante: www.lequanninh.net

3. Voilà plusieurs années que je pratique l’improvisation en musique et sachez que je compte bien pratiquer encore longtemps. Ce que j’aime, c’est de pratiquer seul et avec d’autres. Avec des musiciens d’expérience mais aussi avec d’autres qui en ont moins. Avec des musiciens classiques exaspérés comme avec des joueurs de blues invétérés ou encore des «distandeurs» de poulies et de cordes. Des personnes capables, à tout le moins en imagination, de faire bouillir une guitare électrique dans un baril d’huile chauffée à bloc ou encore de brancher une pédale d’effets dans un grille pain lui même amplifié solidement pour être capable d’apprécier correctement les bruits résultants de ces expériences éphémères mais combien instructives au plan culinaire. Comme plusieurs d’entre vous, musiciens et autres, je me suis souvent demandé s’il était possible d’improviser seul. Et à cette question, un peu à l’image de la théorie de l’essuie-glace, récemment énoncé par un épidémiologiste français à l’égard des Français ambivalents face à la vaccination contre la grippe A (H1N1), je peux dire qu’il y a des jours où je pense qu’il est possible de le faire alors que d’autres jours j’ai la ferme conviction que c’est totalement impossible et impensable. Pour que l’improvisation puisse se manifester, il m’arrive de penser que le seul déclencheur possible est l’étonnement et comme je pense qu’il est difficile de s’étonner soi-même, j’ai de la difficulté à penser que l’on puisse improviser seul. Au plus, on pratique, on branche, on débranche, on frappe ici, ou souffle là, on brise ceci, on répare cet objet, on tire, on pince, on connecte, on déconnecte. Mais encore là, je pense que le problème est plus théorique que pratique car dans les faits on peut jouer avec la réalité. On peut toujours se faire un petit théâtre. Un metteur en scène imaginaire applique des obstructions: une corde à la fois, pas de volume, plus de volume, laisse la flûte, utilise le appeau, étrangle une bulle, fait rouler une cocotte de pins par terre, souffle dans un diapason, lance le diapason, agite les mains... On peut aussi s’imaginer d’autres acteurs qui, subrepticement, viennent pincer une corde négligée, verser de l’eau sur une cymbale.

4. Cette figure qui consiste à avancer que l’improvisation est une forme de composition en temps réel est attribuable à Danielle Pallardy-Roger, percussionniste et compositrice en musique actuelle.

5. Il y aurait beaucoup à dire sur le risque et l’inconfort mais l’espace dont nous disposons nous empêche d’aller au fond des choses. Pourtant je n’ai pas placé ces deux mots au hasard car pour moi ils sont au cœur du problème que je vais me permettre très succinctement d’exposer mais sans trop savoir à l’avance ce que je vais dire. Le risque est de tous les gradients actuels, toutes sphères confondues, celui qui guide de manière totalitaire une large part de la conduite des hommes et des sociétés. Les mises en garde, partout, induisent à la fois un sentiment de sécurité et d’insécurité. Le risque, discrètement, est un appel à l’ordre, au conforme, à l’assurance, à la précaution et faussement à la vie. Derrière ce label se cache une sorte d’interdiction bétonnée à s’écarter de la norme. Le monde de la musique manufacturée est justement et métaphoriquement un exemple éloquent à ce sujet. Le musicien, aujourd’hui et sans doute hier, s’entrevoit comme un élément parmi d’autres dans l’univers manufacturier car comme tout artiste il connaît sa valeur, à tous le moins, par la force des choses, il s’attribue une valeur. La manufacture, pour vivre, fait des produits. Un produit qui, seul, ne peut espérer se faire entendre. La manufacture s’en charge. Elle discrimine ce qui ne fonctionne pas selon ses standards. Elle garde ce qui fonctionne et propulse cette matière autoritaire partout où cela est possible. Le nom n’a plus d’importance. La vedette, celle qui sait comment dire, celle qui a accepté de dire ce qu’il faut dire, comment attendrir, comment masser, comment bercer, comment émouvoir, comment redresser, comment rassembler est alors mise en scène et amplifiée. Et nous tous, ébahis, en venons à croire qu’il s’agit d’une étoile. Et c’est à elle que nous voulons ressembler, c’est d’elle que nous imaginons le monde idéal. À notre tour, nous voulons (re)naître par procuration manufacturière. C’est pour cette raison, en partie, que certains musiciens craignent les fausses notes, les cordes brisées, l’acné, la calvitie, les flatulences, les spectateurs blasés, l’usure prématurée des pneus et les pannes d’électricité. À leur tour, les spectateurs recherchent sans cesse et sans relâchement les nouveaux produits que la manufacture fabrique. Du nouveau, toujours le même nouveau. Ce qui est à la fois bien et pas bien avec l’improvisation, c’est que la manufacture ne réussit pas toujours à trouver de la main-d’œuvre dans ce secteur de l’économie pour qu’autrui se prélasse à rabais et à outrance dans le confort.

6. Lorsque que je parle de jeu, je fais surtout référence au monde de l’enfance. À des jeux où nous nous livrons, dans un carré de sable par exemple. Où nous inventons des mondes avec les objets que nous trouvons. Un bout de bois, une pierre, une petite auto.

7. Silencier, si le terme existait, serait à employer au même titre qu’amplifier.





BIBLIOGRAPHIE ET ADRESSES INTERNET

Attali, Jacques. 2001. Bruits: essai sur l’économie politique de la musique. Livre de poche. Paris.

Beck, Ulrich. 2001. La société du risque. Flammarion-Champs. Paris.

Frith, Fred. 2009. Three Fragments of Improvised Guitar. Performance. www.youtube.com/watch?v=QFhy1ISTp5w

Heidegger, Martin. 1980. Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard.

Lê Quan Ninh, non daté. Abécédaire (incomplet) à l’usage des improvisateurs. En ligne. www.lequanninh.net/?v=textes&id_texte=19

Massicotte, Catherine S et Normand, Éric, non daté. L'art des bruits no 7. Performance. www.youtube.com/watch?v=meV_N9mvu6Q%3E