No 3, 2010
RENCONTRES / ALTÉRITÉS
Commentaires de lecture par Nathalie Monnin Gallay
1
Anne
Dufourmantelle
En
cas d’amour: Psychopathologie de la vie amoureuse
Paris: Payot &
Rivages
2009
C’est de rendez-vous qu’il s’agit, dans le récent livre de la
philosophe et psychanalyste française Anne Dufourmantelle,
En cas d’amour: Psychopathologie
de la vie amoureuse. De psychopathologie, il n’est guère
question dans ce texte et c’est tant mieux; nous percevons la réflexion
à l’œuvre, dans l’écriture d’une psychanalyste qui choisit de ne pas
expliquer mais plutôt de témoigner en se référant à la philosophie pour
évoquer, ou plutôt convoquer cet évènement central, l’amour.
À partir de différentes rencontres, Anne Dufourmantelle, dans
un style vivant, nous convie à penser la relation amoureuse et ses
mille et un visages: le désir de fusion, l’ambivalence, la peur de
l’abandon,
la trahison, la volonté de pouvoir, la terreur de l’engloutissement et
bien évidemment la haine. Parfois, c’est une «pensée sans penseur»
(W.R. Bion
2), quand «ça interprète […] pour
signifier ces idées qui
s’emparent de l’individu de plus loin que lui-même, venues de ces
contrées où il n’y a plus de «sujet»» (Dufourmantelle).
La question (qui donne son titre au livre) posée par une jeune femme:
«Que faire… en cas d’amour ?» provoque un instant de stupéfaction chez
l’analyste: question qui n’appelle pas de réponse, cependant que surgit
la honte liée à un parent héroïque et abuseur. Confrontée à une
patiente qui lâche «Je voudrais que vous me débarrassiez de l’amour»,
la psychanalyste ressent de la tristesse avant d’entendre «la menace
sinueuse, sibylline du renoncement», le désir de mort d’une femme figée
dans une loyauté transgénérationelle. Plusieurs récits s’articulent,
avec des allers-retours entre les paroles, les gestes, les silences de
l’un et l’éprouvé de l’autre qui écoute puis nous transmet.
Anne Dufourmantelle nous offre une belle formule relative au désir:
«c’est de l’absence qu’il se nourrit et de la réapparition de l’autre
qu’il se recharge». Son texte, sans user de ces termes précis, nous
aide à intégrer des notions incontournables de la sexoanalyse: «les
érotismes fusionnels et anti-fusionnels», dans la complexité du rapport
amoureux et/ou du transfert. Relations qu’elle interrogeait déjà dans
un ouvrage précédent («
Blind
date. Sexe et philosophie»
3),
empruntant à J.-P. Winter
4 ce
raccourci lumineux: «La logique de l’amour, c’est considérer l’autre
comme un sujet, mais la logique du désir, c’est l’appréhender comme un
objet».
En cas d’amour est un petit livre intense, dont la
pertinence associée à l’élégance de l’écriture a su nous captiver et
nous habite encore.
Danièle
Deschamps
Traversées du trauma: Aux
frontières de la clinique psychanalytique
Bruxelles: De Boeck
2009
Dans son troisième ouvrage
Traversées
du trauma: Aux frontières de la clinique psychanalytique,
Danièle Deschamps, psychanalyste française établie en Suisse, révèle,
au plus près de son processus contre-transférentiel, la créativité
nécessaire et indispensable à une rencontre vraie avec des analysants
cherchant à renouer avec la vie. Le patient en souffrance est en droit
d’attendre que son thérapeute (psychanalyste ou sexoanalyste) soit
disposé à réinterroger ses croyances pour le seconder face à
l’angoisse, afin qu’il devienne possible, même lors de situations
particulièrement difficiles, de «maintenir le désir à la hauteur de la
mort» (Sollers, cité par Deshayes
5).
Danièle Deschamps explore son cheminement aux côtés de «Maxens-Maxime»,
un homme qui l’a choisie comme analyste parce que, dit-il, «vous osez
écrire sur le corps, pour vous, ça n’est pas un truc à sublimer!».
Maxens-Maxime hésite dans son orientation sexuelle, son sentiment
d’identité est flou; il vient de quitter sa femme «belle, intouchable
et souffrant de vaginisme», qu’il considère comme son double. Habité
par le fantasme que son pénis puisse attaquer l’autre, femme ou homme,
il se vit «comme un déchet» et ne se sent exister que dans ses passages
à l’acte. À travers le récit des risques inquiétants auxquels son
patient s’expose dans les rencontres sexuelles, son analyste découvre
le monde «hallucinant» de la nuit, s’efforce de continuer à penser et
cherche face à lui une position juste, ni moralisante, ni complice. Son
écoute et ses réflexions, prenant appui sur d’autres penseurs, se
mobilisent «au-delà du discours apparent et des symptômes, ou plutôt en
deçà des étiquettes, même psychanalytiques et surtout des jugements
moraux, pour accéder aux conflits et terreurs si anciennes de [son]
patient, en quête de l’enfant perdu en lui». «L’engagement du
thérapeute» (titre du précédant livre de D. Deschamps
6)
et l’alliance
thérapeutique font que Maxens-Maxime, peu à peu, s’autorise à se
détacher du poids de son passé et trouve sa place dans le présent. Pour
cela, il aura fallu que son analyste l’accompagne «aux frontières de
la clinique psychanalytique», acceptant par moments de ne plus savoir,
c’est-à-dire cette «sorte d’absence de savoir indispensable à une
reconnaissance progressive du self» (Bollas
7).
Chaque
rencontre invite à aller au-delà de ses connaissances pour se laisser
enseigner par l’autre dans son processus d’individuation.
Danièle Deschamps présente aussi une entrevue avec la psychanalyste
Joyce McDougall, dont le premier livre «Dialogue with Sammy» (1966,
préfacé par D. Winnicott
8), rendait compte de
son expérience clinique,
difficile et novatrice, avec un garçon de 9 ans psychotique, débordé
par ses pulsions sexuelles et agressives. À travers plusieurs extraits,
nous découvrons (ou redécouvrons) l’audace et l’exceptionnelle
intuition de la jeune analyste qui expérimente de nouveaux aménagements
de la technique psychanalytique. Ainsi, Joyce McDougall «offre son
corps de femme, son image inconsciente du corps comme champ
d’élaboration des fantasmes terrifiants de son petit patient, de son
ventre en passant par ses seins jusqu’à ses fesses» (Deschamps).
Confrontée au prégénital, aux angoisses archaïques, J. McDougall ne
cessera, dans ses ouvrages ultérieurs, de rester solidaire de l’enfant
dans l’adulte, convaincue de la créativité et de la nécessité souvent
vitale des scénarios sexuels extrêmes. Elle saura, avant toute
interprétation, accueillir avec curiosité et respect certaines
«perversions» (terme auquel elle préfèrera celui de «néo-sexualités»)
comme seul moyen trouvé par ses patients pour préserver leur survie
psychique. Développant l’hypothèse que «la sexualité humaine dans ses
origines mêmes est essentiellement traumatique»
9
Joyce
McDougall et Danièle Deschamps partagent la conviction qu’il demeure
essentiel de s’engager corps et âme pour aller à la rencontre des
personnages du monde interne de leurs patients, et d’ouvrir au dialogue
sans se dérober derrière la définition de ce que serait une sexualité
«normale».
Sexonalyste en devenir, nous avons à cœur de développer notre capacité
d’écoute de la spécificité de chaque patient, dans cette exploration
intime de son espace fantasmatique, de ses rêves, de son ressenti,
lesquels nous interpellent, nous déstabilisent parfois tout en nous
incitant à élargir notre vision de la sexualité. Cette dernière ne
saurait en effet être réduite à un discours homogène; la découverte
«des» sexualités bouscule inévitablement bon nombre de nos certitudes.
Et l’inconnu n’est pas toujours où nous l’attendons! Ainsi telle
situation vécue, au cours de laquelle une patiente décrivait en détail
une pratique sexuelle dont le déroulement factuel, minutieusement
dépeint, nous semblait familier: c’est au moment où elle s’était mise à
évoquer ce qu’elle ressentait et imag(in)ait, que nous avions mesuré
l’écart entre son expérience et la nôtre, alors même que nos «actes»
pouvaient, vus de l’extérieur, paraître comme très similaires. La mise
en scène, les perceptions corporelles, les images flottantes, les mots
déposés dans l’après-coup, témoignent-ils de la singularité de chacun
dans sa sexualité? Barthes
10 observait:
«les pratiques sexuelles
sont banales, pauvres, vouées à la répétition, et cette pauvreté est
disproportionnée à l’émerveillement du plaisir qu’elles procurent».
Peut-être est-ce dans l’inconfort de cet écart, l’étranger en soi
rappelé par la rencontre avec l’autre, le dialogue intérieur à relancer
sans cesse, dans la réalité du corps, les fantasmes et le monde de
l’inconscient, que s’origine et se déploie notre désir de sexoanalyste.
NOTES
1. Art-thérapeute APSAT, diplôme des Beaux-Arts, certificats en
psychiatrie et en sexoanalyse, formation en psychothérapie analytique
de groupe en cours, Préverenges-Morges, Suisse.
2. Bion Wilfred Ruprecht. Éléments
de psychanalyse. PUF, Paris, 1963, 2004
3. Dufourmantelle Anne. Blind
date. Sexe et philosophie. Calman-lévy, Paris, 2003
4. Winter Jean-Pierre. Les
errants de la chair. Etudes sur l’hystérie masculine.
Payot & Rivages, Paris, 2001
5. Deshayes Olivier, in Steiner Béatrice, Fritschy Françoise. Mort et création. De la
pulsion de mort à l’expression. L’Harmattan, Paris, 1996
6. Deschamps Danièle. L’engagement
du thérapeute. Une approche psychanalytique du trauma.
Editions Eres, Ramonville Saint-Agne, 2004
7. Bollas Christopher. Les
forces de la destinée. Calman-Lévy, Paris, 1996
8. McDougall Joyce, Lebovici Serge. Dialogue avec Sammy.
Payot & Rivages, Paris, 2001
9. McDougall Joyce. Eros
aux mille et un visages. Gallimard, Paris, 1996
10. Barthes Roland (Préface), in Camus Renaud. Tricks. P.O.L.,
Paris, 1988