No 3, 2010
UNE SEXOANALYSE CONSTRUCTIVISTE?
QUELQUES RÉFLEXIONS À PARTIR DE
L'OUVRAGE DE CLAUDE ESTURGIE "LE GENRE EN QUESTION OU QUESTIONS DE
GENRE"
par Denise Medico
1
Claude
Esturgie
Le
genre en question ou questions de genre: De Pierre Molinier à Pedro
Almodovar.
Paris: Éditions Léo Scheer
2008
L’ouvrage de Claude Esturgie ouvre une nouvelle manière de voir et de
faire en sexoanalyse en posant les bases d’une sexoanalyse
constructioniste, constructiviste ou en tout cas postmoderne. Il nous
invite, nous cliniciens, à rompre avec une vision essentialiste du
genre et à repenser notre pratique. À partir de la confrontation entre
les travaux issus des pensées contemporaines féministes et l’expérience
clinique sexoanalytique, son ouvrage propose une nouvelle cohérence
épistémique qui vient enrichir la réflexion sexoanalytique. Comme il le
dit «Il n’y a aucun essentialisme dans les positions de Stoller et de
la sexoanalyse. […] La queer theory, qui vise la déconstruction de la
notion de genre elle-même, se situe dans un en-deça sociologique de la
réflexion sexoanalytique.» (p. 78). Il nous amène ainsi du matériel à
penser, mais aussi à faire, en suggérant une sexoanalyse qui pourrait
se distancier de toute prétention essentialiste. Cette dernière en
porte déjà à la fois le projet et les possibles.
Claude inaugure ce travail en s’attaquant à une notion emblématique, à
la fois pour la sexoanalyse et pour la réflexion postmoderne,
emblématique car chargée de débats politiques et lieu de nombreuses
controverses : la question du genre. Repenser le genre dépasse la
question d’un énoncé politique et critique sur les questions de rôles
et de pouvoir dans notre société. Cela signifie aussi, pour les
cliniciens, de remettre en question un des dogmes fondamentaux des
théories sur l’humain qui ont façonné le 20ème siècle, soit la
psychanalyse, y compris lacanienne, et l’anthropologie structurale.
Repenser le genre implique de revoir nos théories, de remettre en
question l’idée que le sexe – la différence des sexes– n’est pas LE
paradigme de la différence et ne constitue dès lors pas LE substrat de
l’ordre symbolique et donc de la pensée/psyché et, finalement, de la
sexualité/érotisme. Cet éclairage a des implications profondes dans
l’utilisation que la sexonalyse peut faire du genre dans le traitement
des difficultés sexuelles.
Dans cet article, j’ai choisi d’élaborer certains thèmes de l’ouvrage
«Le genre en question ou questions de genre» qui me semblent
porteur d’une réflexion à continuer et qui pourront nous engager dans
cette voie à la fois d’approfondissement et de renouveau de la
sexoanalyse. Je propose donc ici quelques réflexions personnelles,
disons que c’est une sorte de rêverie induite par les sentiers tracés
par Claude Esturgie.
1. Une vision de l’humain
comme un sujet désirant
Définir ce que l’on entend par expérience humaine est, pour une
approche thérapeutique, l’étape fondatrice et fondamentale de tout
positionnement méthodologique (et donc de toute pratique). Et, c’est un
peu ce qu’Esturgie propose dans cet ouvrage, en filigrane, en
approfondissant certaines questions, en proposant des liens et des
liants entre nos concepts clés qui peuvent parfois sembler flottants.
Esturgie s’inscrit dans une lignée philosophique qui s’est passablement
intéressée au langage (Ricoeur notamment, mais aussi les philosophes de
la déconstruction comme Derrida) et qui actuellement a un important
retentissement en Amérique sous le terme de «french theory». Même si
Esturgie ne se réfère pas à Deleuze et Guattari (ou alors je ne l’ai
pas vu), il semble que le désir et le devenir soient au centre de son
humanisme. Penser l’humain à travers le prisme de la sexualité, et
surtout se confronter aux «errances du genre», ne pouvait, à mon
sens, nous amener ailleurs. La sexoanalyse se comprend et prend une
cohérence renouvellée lorsque Spinoza pointe son nez et que le désir
devient constitutif de notre expérience humaine, «le désir est
l’essence de l’homme». Au fond, Freud n’est pas si loin…
2. Le genre comme … une
identité narrative
L’individu est vu comme un être réflexif qui se vit et se raconte, à
lui-même et aux autres. Ce récit de soi s’inscrit dans un temps qui est
celui du devenir. Ainsi l’identité n’est jamais fixée a priori, elle
évolue constamment, tentant de donner un semblant de cohérence aux
multiples expériences du monde et de soi. Elle s’établit dans
l’interface de ce que le monde externe (société, culture, langage...)
et interne (ressenti, corporalité, émotions, imaginaires…) mettent à sa
disposition. Ce que l’individu vit, ressent corporellement, ce qu’il
désire, imagine et rêve comme possibles, entrent dans le jeu de cette
construction de soi que nous nommons identité. Cette tentative, même si
elle est quête de cohérence et de continuité, n’est à chaque moment,
comme le dit Esturgie, qu’une «une homéostase confuse, fragile et
mouvante». Elle évolue à mesure que le récit de soi évolue. Le genre
n’est qu’une des facettes de cette organisation mouvante de soi. Il est
une des manières de se vivre, qui n’est, comme tout le reste, jamais
vraiment figé, jamais totalement unifié et donc «en errance». Pour
reprendre ces mots: «c’est dans ce sens que l’identité de genre peut
être considérée non comme acquise une fois pour toutes après résolution
du complexe genral nucléaire, mais au contraire performative,
c’est-à-dire en perpétuel accomplissement» (p.26).
3. Le genre comme
performance, mise en scène et devenir
Le concept d’identité narrative reformule en quelque sorte la notion
développée par Judith Butler de genre performatif. Selon Butler, le
genre est une sorte de mise en scène qui donne corps au genre à travers
un ensemble de représentations (mentale, mais aussi vestimentaires,
corporelles, comportementales, esthétiques…). Par cette mise en scène,
le genre est joué et agi. Il fonctionne comme un «discours
perlocutoire, qui par le simple fait de dire réalise ce qu’il dit»
(26). À l’extrême, c’est ce jeu du genre qui le fait exister.
Esturgie établit un pont entre les réflexions et prises de positions de
Butler et ses possibles résonances en sexoanalyse. Ce pont qui, tout à
la fois le sépare de Butler (et de la pensée Queer) et de la
sexoanalyse «classique», laisse au devenir une place centrale. C’est
en incarnant la féminité que le genre féminin se constitue et que l’on
produit des femmes, c’est en incarnant la masculinité que l’on produit
des hommes. Le genre n’est ici pas à concevoir comme une donnée
uniquement politique ou sociale. Le genre et son actualisation
(vestimentaire, corporelle, sexuelle, psychique…) sont aussi des
manières à disposition des individus pour faire sens avec ce qu’ils
vivent de leur rapport à soi et au monde. D’une part, l’identité de
genre s’inscrit dans un schéma social où nombre de catégories d’actes
et de pensées sont définies en fonction de schéma de genre. Mais
d’autre part, elle se réinterprète sans cesse, engendrant des nouveaux
possibles ou répétant des schémas, trouvant des compromis viables à
mesure que le besoin de sens et de cohérence se font sentir. Ainsi,
Esturgie souligne l’importance de l’identité narrative chez personnes
engagées dans des parcours transexuels. Il s’oppose à Colette Chiland
qui écrit «le transexuel est dans l’impossibilité de construire un tel
récit (identité narrative)» (p. 51) en soulignant à quel point cela
est un non sens. Car récit il y a! Récit complexe certes, en
mouvement, mais qui remplit sa fonction au plan de l’identité et de la
psyché, soit de «mettre en ordre et de se comprendre soi-même pour
mieux être au monde.»
4. Le lieu du travail
clinique : la co-création et l’intersubjectivité
Esturgie propose une perspective de travail et de théorisation qui
s’inscrit dans une recherche de cohérence entre une épistémologie de
l’humain et de la clinique. Comme il le souligne, «l’identité
narrative est le lieu où se confondent fiction, action et réel. La
sexoanalyse se propose d’intervenir en ce lieu, en favorisant
l’évolution de la fiction, c’est-à-dire de l’imaginaire, dans la
temporalité d’un sujet toujours inachevé, donc toujours à faire» (p.
28). Il s’interroge sur les mécanismes de changement, sur les lieux où
la sexoanalyse agit effectivement et sur les manières de mettre en
mouvement. C’est à travers une vision d’un humain en devenir qui se
raconte (identité narrative) – et qui pourra se raconter autrement
– dans cet espace de rencontre de l’autre qu’est la sexoanalyse, que
celle-ci peut avoir une efficacité thérapeutique. C’est la modification
du récit de soi tout autant que l’expérience intersubjective et donc
relationnelle qui est en jeu, qui constitue le jeu. Esturgie le dit
plus simplement et clairement:
«La transformation de l’imaginaire érotique, telle que la sexoanalyse
l’envisage, n’est possible que dans l’hypothèse du caractère narratif
et performatif de l’identité» (p.29).
«La transformation pourra se faire grâce à un processus de co-création
dans la relation intersubjective entre patient et thérapeute» (p.31).
En cela la sexoanalyse se distancie effectivement d’une théorie du
transfert comme lieu thérapeutique pour s’avancer vers des pratiques
constructivistes et constructionnistes. Mais au fond, ne l’a-t-elle pas
toujours été?
5. Une critique des
nouvelles normoses ou comment le genre est un des
nouveaux lieux de la médicalisation?
Celui ou celle qui ouvre l’œil, saura aussi y voir une critique
radicale de la manière dont nous concevons le genre en clinique et en
sexologie. Claude replace le discours sur les sexes et les genres dans
les enjeux contemporains de la médicalisation de la sexualité. Une
médicalisation qui s’ancre non seulement dans une hypernormalisation
des sexualités, mais aussi dans une marchandisation des devenirs et une
médicalisation des identités. Ce qui se mesure bien se vend bien!
L’équation n’est pas très compliquée. Ce qui se divise en deux
s’explique clairement, mais deux représente-t-il vraiment la diversité
des expériences humaines. Concevoir une expérience comme étant de
l’ordre de la pathologie, comme ce que nous faisons avec les personnes
transgenres, n’est-ce pas un excellent moyen de vérifier, de manière
tautologique ce préssupposé?
6. Le corps…
«la sexualité et le genre ont le corps comme présence au
monde» (p.33).
Esturgie parle relativement peu de cette présence
sourde mais constitutive qu’est l’expérience corporelle. Sans corps pas
de sexe, pas de genre non plus. Mais sans sexe et sans genre, y
aurait-il un corps? Et le pouvoir? ces grands absents des discours
sexologiques, pourtant si présents dans l’expérience érotique…
Ces questions entraînent mes rêveries vers une phrase de Foucault qui,
terminant son tome 1 de l’histoire de la sexualité lance au lecteur:
«Contre le dispositif de sexualité, le point d’appui de la
contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les
plaisirs» (Foucault, p. 208).
Et si il avait tort et raison et si c’était la même chose, et si, le
corps n’était pas comme le bon sauvage de Rousseau ou comme le
matériel/plasticine à transformer/modeler de Money. Et si le corps
plaisir était autre chose de radicalement différent, le corps plaisir,
le corps érotique, quelque chose comme le corps sans organes de Deleuze
et Guattari. Des surfaces colonisées de désirs/plaisir, des lignes de
fuites constitutives et constituées des désirs-sensations, zones de
démultiplication…
7. Compter
le genre au-delà de deux, compter au-delà des
sexes…
Je paraphrase ici un sous-titre utilisé par Cynthia Kraus dans un
article discutant de la confusion entre sexe et genre au sein des
réflexions féministes. Et si la pensée humaine n’est pas uniquement
ancrée
dans la dichotomie féminin/masculin, mais plus, comme l’avaient déjà
proposé Deleuze et Guattari, que le multiple, le différent, la rupture
et la répétition, les flux et les reflux pourraient être les
constituants de la différence… et de la pensée humaine. Et si nos corps
étaient bien plus que des porteurs d’organes génitaux? On oublie
systématique de parler des seins, de poitrine, nénés, de mamelles
pleines ou tombantes. Ce qui m’étonne toujours. D’ailleurs, demandez
aux personnes qui désirent devenir femme, que désirent-elles
?
Elles vous répondront probablement: «des seins, des sensations
féminines, de peau douce et sensible, de plaisir de s'aimer et de se
découvrir métamorphosée». Le pénis n'étant la marque absolue du
masculin et de son pendant, l'angoisse de castration, que pour ceux qui
ont peur de la castration...
La sexoanalyse a fait le choix de parler de l’expérience
sexuelle intrapsychique, en d’autres mots – de la subjectivité. Les
sexoanalystes savent bien que le monde érotique intérieur ne se limite
pas à deux, que le pénis et son absence ne sont pas les représentants
univoques de la différence, que le fantasme se démultiplie, explicite
et cache, change,
multiplie et surtout est loin d’être la pâle copie de la réalité
matérielle des corps. Esturgie ouvre une voie. Il nous reste maintenant
à en explorer les potentiels…
NOTES
1. Sexoanalyste senior et psychologue.
RÉFÉRENCES CITÉES OU PRESQUE
Butler, J. 2005. Trouble
dans le genre. Le féminisme et la subversion de
l’identité. La découverte. (1ère édition 1990).
Crépault, C. 1997. La
sexoanalyse. Payot.
Deleuze, G. et Guattari, F. 1982. Milles Plateaux.
Les éditions de
Minuit.
Deleuze, G. et Guattari, F. 1972. L’anti-oedipe. Les
éditions de
Minuit.
Esturgie, C. 2008. Le
genre en question ou questions de genre. Éditions Léo
Scheer.
Foucault, M. 1976. Histoire
de la sexualité, tome I. La volonté de
savoir. Gallimard.
Freud, S. 1987. Trois
essais sur la théorie sexuelle.
Gallimard.
(1ère édition 1905).
Kraus, C. 2005. «Avarice épistémique» et économie de la
connaissance: le pas rien du constructionnisme social. In Le corps entre sexe et
genre. Sous la dir. de H. Rouch, E. Dorlin et D.
Fougeyrollas-Schwebel. L’Harmattan, pp. 37-59.
Ricoeur, P. 1990. Soi-même
comme un autre. Le Seuil.
Rousseau, J-J. 1972. Les rêveries du promeneur
solitaire. Gallimard, Folio, (1ère édition 1782).
Spinoza, B. 2005. Ethique.
Introduction, traduction et commentaires de
Robert Misrahi. Editions de l’Eclat. (1ère édition 1677).