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No 3, 2010


L'érotisme comme réponse à la lutte d'Éros et d'Antéros


Katia Fournier1



Le présent texte se veut le partage d’une réflexion en cours au sujet de l’érotisme et du travail du sexoanalyste dans ce territoire bien souvent impalpable.

Puisque le séminaire de Bruxelles portait sur le thème «Éros et Antéros», j’ai dirigé ma réflexion vers les origines de ces deux divinités appartenant à la mythologie grecque et représentant deux forces en lutte. D’un côté Éros, force qui inspire cette invisible et souvent inexplicable sympathie entre les êtres, force qui pousse à unir, à procréer; d’une puissance telle qu’aucun être ne peut se soustraire à son influence. Un être invincible, qui a par contre un adversaire, Antéros, représentant l’antipathie et l’aversion et constituant cette force contraire à Éros qui sépare, désunit et désagrège, empêchant les êtres de nature dissemblable de se confondre, semant parfois la discorde et la haine pour y parvenir. On dit que cette lutte entre les dieux contiendrait la force de chacun d’eux et éviterait ainsi à la nature de retomber dans le chaos (Dicoperso, 2010).

Cheminant, j’ai constaté que la tension entre ces deux forces illustre bien la lutte qui se joue au plan psychique lorsque nous étudions la fonction érotique. Une intuition m’est venue ensuite à propos de ce que peut être l’érotisme et j’ai tenté de la représenter graphiquement (figure 1). Le résultat est absolument anérotique! Comme Alberto Manguel (2000), je fais le constat du caractère ineffable de l’expérience érotique, qui s’apparente en cela au rêve et dont l’essence nous échappe lorsque l’on tente de le mettre en mots2.

Figure 1. Représentation anérotique de l’érotisme


Néanmoins, je persiste à dire par cette figure que l’érotisme n’est ni Éros ni Antéros mais bien la tension générée entre les deux, donnant lieu à des lignes de faille desquelles émergent des solutions, le plus souvent subversives. En d’autres termes, je travaille ici avec l’idée que l’érotisme serait cette solution trouvée pour se sortir momentanément de la lutte qui oppose les deux forces contraires qui le constituent et que cette solution fonctionnerait selon une logique subversive. 

Je tenterai dans un premier temps de décrire ce qui caractérise Éros et Antéros, pour ensuite illustrer leur lutte à partir d’une vignette clinique. Ma réflexion s’inspirera en partie des travaux de Perel (2006) et j’aborderai le caractère ludique et subversif de l’érotisme dans le contexte d’une lutte mettant en scène des intentions paradoxales.



QUELQUES FIGURES D’ÉROS ET D’ANTÉROS

Sur le plan psychique, Éros et Antéros m’apparaissent comme des mouvements intérieurs. Cela rejoint l’idée de Crépault (2001) au sujet d’Éros qu’il définit comme un mouvement ou un ensemble de forces somatiques et intrapsychiques qui poussent à la recherche du plaisir sexuel. Mais de quoi ce mouvement est-il fait? Un mélange d’éprouvés et d’images que l’on peut condenser sous formes de figures: celle du désir, de la volupté, de la promesse; celle de la symbiose dans ce que l’on peut en pressentir, du plaisir issu de l’anticipation, d’une certaine expérience de la totalité. J’entends par là que dans le mouvement d’Éros, l’être peut pressentir qu’il sera totalement aimé, désiré, puissant, triomphant ou invincible. Il n’y a pas de place pour les demi-mesures. Éros peut aussi prendre la forme d’une quête, laquelle sera souvent indéfinie parce que son objet est inconscient ou impalpable, quête se manifestant par exemple dans l’attrait pour l’inaccessible ou dans des actes répétés, voire obsessionnels.

Dans la perspective de deux forces en lutte, Antéros deviendra le mouvement contraire à Éros et se manifestera sous les figures de la culpabilité, de la honte, du ridicule, du dégoût. Il apparaîtra aussi sous la forme des anxiétés et des interdits venant contrecarrer le mouvement d’Éros. Les interdits seront d’ordre moral, personnel ou sociétal, tandis que les anxiétés prendront des formes plus ou moins conscientes comme la crainte de l’échec, du rejet ou du jugement; la crainte de détruire ou d’être anéanti, la peur d’être dévirilisé ou démadonisée, la peur de perdre l’amour des parents ou le contrôle, la peur d’être damné.

Nous connaissons bien l’excitation que suscite la transgression et comment les interdits sont nécessaires à l’érotisme. C’est précisément parce qu’il y a cette tension entre Éros et Antéros, entre désirs et interdits, qu’il y a érotisme. Point d’excitation sans transgression.


UNE LUTTE À FINIR OU UN « PARADOXE À GÉRER »3?

« Par sa durée ou son ampleur, notre dépendance physique et affective vis-à-vis de nos parents est plus grande que chez toutes les autres espèces vivantes. Elle est si entière – et notre besoin de sécurité si intense – que nous sommes prêts à tout pour ne pas les perdre. Pour cela, nous étouffons nos désirs et réprimons notre agressivité. Nous prenons sur nous la responsabilité des mauvais traitements, nous nous soumettons […] et nous renonçons à nos envies. En bref, nous utilisons une large gamme de stratégies d’autopréservation, toutes destinées à maintenir ce lien élémentaire ». Esther Perel, 2006, p. 162.

Je fais ici un léger détour pour dire que dans une certaine acception, Antéros est la figure divine qui symbolise l’amour réciproque et véritable. Y a-t-il là contradiction avec cet Antéros qui représente l’antipathie et l’aversion? Il existe également une troisième acception d’Antéros nous révélant qu’il est le frère d’Éros et qu’il proscrit les passions tout en proclamant que le sexe est un acte rationnel qui doit être évalué avec pondération et usé avec circonspection (Bauman, 2004). Ces trois conceptions d’Antéros ne sont distinctes qu’en apparence et convergent vers cette idée qu’il est celui qui contient le mouvement de l’autre. En effet, l’on peut voir dans Antéros la voix du parent qui, par amour pour son enfant, met des balises pour le protéger; lui apprend à réfréner ses désirs, trop purs qu’ils sont pour qu’il puisse conscientiser les dangers de leur actualisation. Les figures d’Antéros prendraient ainsi racine dans cette contenance parentale.

Préformé dès les premiers attachements, cet amour véritable et protecteur (racine d’Antéros) serait celui que l’on recherche dans les liens affectifs durables à l’âge adulte, répondant ainsi à nos besoins de sécurité, de prévisibilité et d’engagement. Mais ces besoins s’opposent à une autre tendance de l’être appelée désir qui se nourrit d’aventure, de mystère et d’inattendu: Éros. C’est là la thèse de Perel (2006) qui parle de la tension engendrée par ces deux tendances fondamentales de l’humain non pas comme d’un conflit à résoudre, mais d’un paradoxe à gérer. De son avis, c’est dans la capacité à jouer que se trouvent les réponses à ce paradoxe existentiel. L’érotisme – et particulièrement l’imaginaire érotique – constitue un espace formidable où nous pouvons jouer sans danger avec nos tabous, car «[l]a force de l’imagination érotique, c’est de pouvoir outrepasser la raison, les conventions et les barrières sociales» (p.95). Se jouer des interdits et des rôles que l’on nous a imposés est une façon de ne plus les subir ajoute-t-elle. Sa réflexion rejoint en partie celle de Crépault (2005) et celle que nous élaborons avec Denise Medico4 voulant que l’aptitude à la polyvalence dans les modes d’érotisation et la flexibilité dans les rôles de genre constituent des indices de bonne santé sexuelle.

Le jeu est donc ce qui permettrait de gérer la tension entre Éros et Antéros et d’accéder à un niveau d’expérience singulier où l’on peut momentanément calmer ses angoisses, panser ses blessures, solutionner un conflit, jouir!, pour peu que l’on accepte d’y entrer.


VIGNETTE CLINIQUE : SAMUEL

Samuel est âgé de 24 ans et consulte pour des difficultés érectiles avec ses partenaires régulières, les femmes qu’il a aimées. Il a participé à 24 séances de sexoanalyse au cours desquelles il a été amené à comprendre qu’il ne pouvait s’exciter en contexte fusionnel parce que cela le rapprochait trop de la mère et des menaces y étant associées (castration et abandon):
 
« J’ai eu une mère castrante. J’ai toujours senti que son amour était conditionnel. Elle m’a fait sentir que mes choix n’étaient pas les bons, particulièrement en ce qui a trait à mon désir d’être proche de mon père. Elle a passé sa vie à le dénigrer et à me faire sentir qu’elle n’allait plus m’aimer si je devenais comme lui. Or, j’ai besoin de devenir comme lui, au moins un peu, si je veux parvenir à faire l’amour avec des femmes»5.

Dans les extraits qui suivent, nous verrons une partie du travail sur la fantasmatique ainsi que les liens avec la dynamique et l’histoire familiale du patient.

(Partant du fantasme central, nous tentons de suivre le mouvement d’Éros)

- Thérapeute: « … dans ce fantasme, vous pénétrez un femme par l’arrière. Vaginalement?

- Patient: non, dans l’anus

- T: pourquoi dans l’anus?

- P: parce que c’est plus interdit.

- T: la femme exprime quoi?

- P: qu’elle aime ça. Elle me lance un regard en coin.

(Nous continuons de suivre le mouvement d’Éros)

- T: Et si vous voulez vous exciter davantage?

- P: je lui tape les fesses

- T: quelle charge monte en vous, en plus de l’excitation?

- P: la rage, la révolte…

- T: cela fait-il augmenter l’excitation?

- P: je ne sais pas, on dirait que oui…

- T: et qu’arrive-t-il juste avant l’orgasme?

- P: je lui tape les fesses et je la traite de salope.

(Nous tentons maintenant d’identifier par où et comment surgit Antéros...)

- T: pourquoi ne pouvez-vous pas garder votre érection avec votre partenaire?

- P: je ne sais pas, pourtant je veux! … elle va me juger on dirait

- T: vous juger comment?

- P: pervers

(… et de cerner au passage comment Éros pourrait revenir…)

- T: En utilisant votre fantasme, vous pourriez maintenir votre érection?

(… pour constater qu’Antéros prend le relais aussitôt)

- P: oui, mais je ne peux pas l’utiliser, je suis bien trop mauvais dans le fantasme

- T: qu’arrivera-t-il si vous le faites?

- P: elle va me quitter.»

Fruit de l’histoire de l’individu, la construction des forces d’Éros et d’Antéros sera illustrée dans la dynamique du patient.

- P: « Ma mère voulait que je sois le bon garçon. Pas macho, sans désir sexuel.

- T: Et votre père?

- P: Il était un super macho. Il baisait plein de jeunes filles et je désirais ces filles. Ma mère l’a méprisé et détesté. Je ne devais pas être comme lui. J’ai fini par développer tellement de rage et de révolte contre elle ».

Puis le patient en vient à résumer sa dynamique.

- P: «Pour jouir, j’imagine la pénétrer analement, lui taper les fesses et la traiter de salope… Je me venge : ainsi je fais un pied de nez à ma mère et à ses interdits.

- T: […]

- P: J’utilise la rage et l’énergie de la révolte pour jouir (il pleure)… je ne suis tellement pas ça… je ne pourrai jamais avoir une femme qui m’aime».

Ainsi, le fantasme érotique représente la solution qu’il a opposée à l’emprise maternelle: il y est vengeur et triomphant, d’une part parce que les menaces sont neutralisées (la femme du fantasme est dépersonnalisée, donc sans danger), d’autre part parce qu’il jouit. Mais sa solution n’est rendue possible que dans l’imaginaire, car la charge hostile qu’elle porte est trop menaçante dans la réalité d’une relation amoureuse.

La lutte que se livrent Éros et Antéros met en scène les conflits que porte le patient. Ce qui aurait pu conduire au développement de sa masculinité et à l’apprivoisement de l’agressivité phallique a été inhibé, nourrissant une rage qui sert finalement de moteur à son excitation sexuelle. Au moment où il consulte, Samuel n’a pu concilier ses élans érotiques et ses besoins d’amour.

La tension entre Éros et Antéros semble une reviviscence du complexe fusionnel (Crépault, 1997) où l’enfant a ressenti les angoisses rattachées aux besoins antagonistes de se sécuriser à travers la fusion et de se constituer comme être distinct à travers l’individuation. Transposé au plan de l’érotisme, Antéros constitue la part de la psyché qui reste loyale et fidèle au passé et Éros, la part de l’être qui cherche à s’en affranchir.

S’érotiser est un défi d’individuation de tous les instants. L’érotisme est une posture souveraine dans la vie psychique.


LA SUBVERSION COMME SOLUTION

«L’imagination érotique est alimentée par une foule de sentiments fort peu convenables : agressivité, désir brutal, carence infantile, pouvoir, vengeance, égoïsme et jalousie, pour n’en citer que quelques uns»
Esther Perel (2006), p. 225

Que joue-t-on au lit? Précisément ces sentiments et ces rôles «peu convenables»: dominer, se soumettre, mentir pour pouvoir capituler. L’érotisme est et doit être subversif: renverser l’ordre établi, jouer le rôle que l’on nous a interdit comme le fait Samuel lorsqu’il cesse d’être soumis aux diktats maternels en se transformant en amant agressif et dominant.

Comment y parvenir? Les enfants sont d’excellents professeurs en la matière. Ils savent mettre en scène ces sentiments dans leurs jeux et distinguent parfaitement la sphère ludique de leur réalité: les deux territoires ne se contaminent pas. Ils sont entièrement absorbés par leur expérience lorsqu’ils tuent avec leur fusil imaginaire ou qu’ils soignent avec leur appareillage médical inventé. Pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant dans notre sexualité?

Subvertir, c’est s’autoriser à ce jeu impitoyable qu’est l’érotisme, s’octroyer un espace où l’on s’abandonne sans honte à ses désirs. Cela est possible semble-t-il chez les individus suffisamment matures qui ont évolué d’une sexualité conflictuelle vers une sexualité plus libre et plus ludique. Passer de «je ne peux faire autrement» à «je peux jouer avec ça» traduit en partie ce que le traitement sexoanalytique vise au plan de la fonction érotique, du moins lorsqu’il s’inscrit dans un objectif de maturation sexuelle. Samuel n’a pas encore intégré que le «salope» qu’il lance au personnage féminin de son fantasme s’adresse possiblement à la partie de l’imago maternelle qui l’a empêché d’être lui-même. Aussi, il n’est pas encore en mesure, semble-t-il, de se jouer des rôles qu’on lui a imposés et de voir son imaginaire érotique comme un allié de sa vie amoureuse.

Si l’on se pose comme des soignants de la vie érotique, notre rôle n’est-il pas d’encourager la subversion en amenant le patient à accueillir ses contradictions, à voir l’aspect sain des renversements qu’opère son imaginaire, à apprivoiser la part de lui-même qui va à l’encontre de ses convictions morales… pour son plus grand plaisir?



NOTES

1. Sexologue clinicienne et sexoanalyste senior. Formatrice et superviseure accréditée par l'IIS. Centre sexologique de l'Estuaire, 216 avenue de la Cathédrale, suite 6, Rimouski (Québec), G5L 5J2, Canada.

2. Je ne soutiens pas qu’il soit impossible de représenter l’érotisme mais je crois qu’il n’est saisissable qu’à travers des œuvres (poésie, musique, cinéma) dotées d’une grande puissance d’évocation.  

3. L’expression est de Esther Perel (2006) et l’idée qu’elle contient est au cœur de sa réflexion sur l’érotisme dans le couple. 

4. Dans le cadre de la formation post-graduée en sexoanalyse que Denise Medico et moi-même dispensons à Lausanne et à Genève en Suisse. 

5. Les extraits présentés ont été remaniés afin d’illustrer la synthèse du travail thérapeutique du patient et non pas de rendre compte du rythme réel du travail où des bribes sont analysées à chaque séance, puis rassemblées en un puzzle plus complexe ultérieurement. 



RÉFÉRENCES


Bauman, Z. 2004. L’amour liquide: de la fragilité des liens entre les hommes. Le Rouergue / Chambon. 189p.

Crépault, C. 2005. «Nouvelles hypothèses en sexoanalyse». In Nouvelles perspectives en sexoanalyse, sous la dir. de C. Crépault et J. Lévy, Presses de l’Université du Québec. 11-31.

Crépault, C. 2001. «Éros en sexoanalyse». In Éros au féminin, Éros au masculin : nouvelles explorations en sexoanalyse, sous la dir. de C. Crépault et G. Lévesque, Presses de l’Université du Québec, p. 13-23.

Crépault, C. 1997. La sexoanalyse : à la recherche de l’inconscient sexuel. Payot. 418p.

Dicoperso. 2010. Éros et Antéros : les origines sous l’entrée «Mythologie grecque et romaine». En ligne (www.dicoperso.com). Consulté le 15 janvier 2010.

Manguel, A. 2000. Dans la forêt du miroir : essais sur les mots et sur le monde, Actes Sud / Leméac, 318p.

Perel, E. 2006. L’intelligence érotique : faire vivre le désir dans le couple. Robert Laffont, collection « Réponses », 313p.