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No 3, 2010


Le couple hétérosexuel et le genre


Claude Esturgie1



Pour l’essentiel ce texte reprend une communication faite aux 3° Assises Françaises de Sexologie et de santé sexuelle à Reims (France) le 19 Mars 2010.

J’aimerais étendre au couple la définition fort simple qu’Alain Badiou a donnée de l’amour: «c’est le moment où le monde est expérimenté à deux au lieu d’être expérimenté à un», ce qui nous éloigne de l’équation bien connue: «1+1 =3» où le couple représente une unité abstraite transcendant les individus. Même si le couple est le premier groupe humain et si, comme tout groupe il modifie chacun de ses composants, toutes ses difficultés proviennent à l’évidence de la persistance de cette dualité et de ce qui l’organise sous ses différents aspects.

L’importance que la notion de genre a pris depuis plusieurs décennies dans la réflexion philosophique, sociologique (Judith Butler) autant que sexologique (Robert Stoller, Claude Crépault, Mireille Bonierbale) m’a amené à m’interroger sur la possible incidence de troubles – mineurs ou majeurs - de l’identité de genre sur la constitution, les difficultés ou l’échec de couples hétérosexuels dits normaux.

Il est toujours utile de rappeler brièvement que R.Stoller, un des premiers, après les travaux de Money et Hampson (1955) a distingué l’identité de genre des rôles de genre i.e. des comportements manifestes révélés en société. Selon les hypothèses du noyau d’identité de genre de R. Stoller et du complexe genral nucléaire de Claude Crépault, ainsi que selon leur postulat d’une féminité primaire, chaque individu quelle que soit son orientation sexuelle peut présenter dans un continuum variable des perturbations de son identité de genre, soit ce qu’il est habituel d’appeler des dysphories de genre. Dans cette perspective il semble qu’une parfaite coïncidence entre sexe et genre soit illusoire (norme théorique qui serait composée de mâles totalement masculins et de femmes totalement féminines). En réalité chaque individu ne peut être qu’un compromis original avec toutes les combinaisons possibles : mâles plus ou moins mâtinés de féminité, femelles plus ou moins mâtinées de masculinité.

Les Gender Studies et les constructivistes étatsunisiennes, dont une des plus célèbres est Judith Butler, ont une autre conception, insistant sur la construction sociale et performative du genre.

Une compréhension intégrative me semble concevable à partir de ces deux théories: en effet l’identité de genre, vue comme un construit intrapsychique, ne s’élabore pas par rapport à la différence anatomique, génétique des sexes mais par rapport aux genres maternel et paternel, eux-mêmes préétablis par le discours performatif de la société sur ses membres.

S’il existe de nombreux ouvrages ou articles sur la place de l’identité de genre dans les couples homosexuels ou transgenres, l’influence de la genralité de chacun des partenaires au sein d’un couple hétérosexuel ne paraît guère avoir retenu l’attention. La littérature à ce sujet est essentiellement anglo-saxonne et sociologique mais elle s’intéresse plus précisément aux rôles de genre dans le fonctionnement ou le dysfonctionnement du couple. On ne peut certes nier qu’il existe une relation étroite entre rôles et identité de genre: «La conformité aux rôles vient raffermir l’identité de genre. À l’inverse la difficulté ou l’incapacité à se conformer aux rôles de genre pourra fragiliser l’identité de genre» (Crépault, 1997, p.39). La transformation de ces rôles de genre dans nos sociétés occidentales post modernes s’est accélérée depuis les dernières décennies sous la poussée des mouvements féministes radicaux, mais aussi des mouvements gay, lesbien ou queer entraînant confusion des genres et aggravation des difficultés identitaires. On en retrouve les conséquences jusqu’au niveau sémantique accentuant les incompréhensions linguistiques depuis longtemps signalées dans les couples hétérosexuels. Les expériences homosexuelles épisodiques qui font beaucoup plus souvent que naguère partie du cursus érotique des jeunes générations témoignent également de cette évolution.

Quelle importance le lien dysgenral peut-il avoir dans le couple à côté du lien névrotique ou pervers? L’influence de l’identité de genre des deux partenaires dans le couple peut être indirecte ou directe.

Indirectement une dysphorie de genre quelque soit le choix d’objet homosexuel ou hétérosexuel génère des anxiétés plus ou moins conscientes: anxiété d’individuation, d’abandon ou de ré-engloutissement, anxiété de masculinitude chez l’homme ou de féminitude chez la femme. Ces anxiétés sont fréquemment à l’origine d’une dysfonction sexuelle: troubles de l’érection ou de l’éjaculation chez l’homme, vaginisme, dyspareunie, anorgasmie chez la femme, troubles du désir dans les deux sexes, avec toutes les répercussions possibles sur l’équilibre et la pérennité du couple.

Directement elle intervient sur le choix inconscient du ou de la partenaire soit dans le sens d’un choix hétérogenral, soit dans le sens d’un choix homogenral.

Diverses configurations de couple sont à envisager schématiquement sur cette base:

Homme masculin-Femme féminine = couple hétérogenral
Homme masculin-Femme masculine(hypoféminine) = couple homogenral
Homme féminin (hypomasculin)-Femme féminine = couple homogenral
Homme féminin (hypomasculin)-Femme masculine (hypoféminine) = couple hétérogenral


Notre étude porte sur une population de 42 couples vus en consultation, de milieux sociaux et d’âges variés, se définissant comme exclusivement hétérosexuels.

Dans le premier groupe il existe une relation équilibrée sans conflit de genre majeur dans le couple (6 couples sur 42). S’il existe une problématique dans ce couple elle est d’une autre nature. 

Dans le deuxième groupe la relation de couple est difficile avec lutte de pouvoir. Par contre l’équilibre sexuel est souvent satisfaisant sans décalage de désir (4 couples sur 42).

Le troisième groupe représente la majorité des couples que j’ai rencontrés en consultation (23 sur 42). L’homme a beaucoup de difficulté à assumer ses rôles traditionnels et à susciter le désir de sa femme. Malgré l’évolution affichée et revendiquée des mœurs, la désérotisation de ces hommes dans le regard féminin est révélatrice de la persistance transgénérationnellle du caractère social et performatif du genre. 

Christian, architecte de 48 ans, est un homme trop gentil. Ses amis l’ont surnommé Monsieur Too much. Malgré sa situation il fait tout à la maison: cuisine, vaisselle, rangement (il adore recevoir). Il est fou de sa femme,vole au devant de ses moindres désirs, la couvre de fleurs et de cadeaux, lui achète lui-même ses vêtements. Annie a dû être une très belle femme très profondément féminine bien que la quarantaine l’ait marquée plus qu’elle ne devrait. Elle n’a plus aucun désir sexuel et trompe son ennui dans la fête et un alcoolisme mondain. Lui se réfugie dans un plaisir solitaire avec la complicité de son ordinateur et une véritable addiction aux sites érotiques.

L’équilibre apparent du quatrième groupe (9 couples sur 42 ) est artificiel, chacun des partenaires gérant diversement sa dysphorie de genre. Les décompensations sont fréquentes, c’est en général l’homme qui dysfonctionne: perte de libido ou dysérection. 

Laurent, 41 ans, est un homme au physique solide, grand, musclé, barbe de trois jours. Il cache sous cette apparence une hypomasculinité avec des attentes affectives extrêmement fusionnelles, une difficulté à aborder une femme en dehors des sites de rencontre sur le web, de fréquentes pannes d’érection en particulier lors de premiers rapports. Sa réussite socio-professionnelle de manager est par contre excellente. Sa conjointe Sylvie, 46 ans et enseignante, est une assez jolie femme, toujours maquillée avec soin, elle s’habille de façon très sexy, jupes courtes ou largement fendues, décolletés généreux sur de très beaux seins, talons vertigineux, vêtements de marque, mais elle se révèle très masculine sous ce masque: indépendante, carriériste, elle a de nombreux amants dont elle change souvent suivant les opportunités avec un comportement sexuel libéré et dominant. Laurent est entré peu à peu dans une jalousie pathologique qui a fini par aboutir à une séparation bien assumée avec la thérapie.

Deux sous-catégories sont à envisager: la femme masculine qui dans une angoisse de féminitude développe une féminité de surface défensive et provocante (maquillage, attitudes, bijoux, vêtements). L’homme féminin enfermé dans une attitude masculine extrême et rigide dans le but de masquer son angoisse de masculinitude. 

Bien entendu j’ai conscience de ce que cette classification des couples en fonction du genre des deux partenaires peut avoir d’artificiel et qu’un couple dysgenral peut être en même temps névrotique ou pervers. 

Éric, 48 ans et gérant de société, est un homme raffiné qui s’intéresse beaucoup à l’art et collectionne les peintures. Sa dysphorie de genre s’est manifestée très tôt à son adolescence par des pulsions à s’affubler de sous-vêtements féminins, de chaussures à talons hauts, une nette tendance au transvestisme fétichiste. Il est marié depuis 25 ans, le couple a trois enfants. Sa femme Marie Angèle, 45 ans, intelligente, féminine, ouverte quoique d’éducation bourgeoise très conventionnelle, a accepté par amour d’entrer peu à peu dans son jeu, de le maquiller, de lui permettre des bas ou des collants lors des rapports sexuels mais ces jeux érotiques ont au fil du temps pris une tournure de plus en plus sadomasochiste avec de sa part à lui une attente uniquement masochiste: fouet, bondage, etc. Marie Angèle a accepté ce rôle de femme sévère et dominatrice. Ce sont surtout les infidélités récurrentes d’Eric avec des femmes plus âgées de style «camionneur» qui ont entraîné la révolte de son épouse et amené le couple à entreprendre une thérapie.


L’intérêt, me semble-t-il, de cette nouvelle approche du couple hétérosexuel est de pouvoir «décoder» d’une manière originale certains problèmes et d’en aborder autrement la thérapie avec un point de vue sexoanalytique, en se référant à une conception performative, donc non essentialiste du genre. Il est évident que cette présentation est schématique et qu’il existe de nombreuses interférences et superpositions entre liens de genralité, liens névrotiques ou pervers comme l’illustre la vignette clinique ci-dessus. Si j’ai isolé le rôle de l’identité de genre dans les couples hétérosexuels, c’est que d’une part la prise en compte des dysphories de genre dans les couples considérés comme «normaux» permet de mieux comprendre certaines de leur problématiques mais qu’elle permet d’autre part d’apporter un éclairage complémentaire sur les couples névrotiques ou pervers. 

J’ajouterai pour conclure qu’il n’y a dans cette analyse aucune prétention à se substituer aux étiologies psychodynamiques inconscientes classiques liées à l’Oedipe ou à la castration symbolique. Nous sommes dans une topique différente, préconsciente, seule accessible en l’absence de transfert interprétable aux sexologues que nous sommes. Il serait intéressant d’enrichir cliniquement l’étude des troisièmes et quatrièmes groupes et de vérifier les données de ce court travail sur des échantillons de population plus importants.




NOTES

1. Médecin, psychothérapeute, sexologue, sexoanalyste, membre du C.A. de la Société Française de Sexologie Clinique. Président de l’Académie des Sciences Sexologiques, Président de l’Institut Français de Sexoanalyse, 3 Boulevard du Président Franklin Roosevelt CUB de Bordeaux 33400 Talence France.



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