No 3, 2010
Éros et Antéros en sexoanalyse
Claude Crépault
1
L’existence d’Éros remonte à la préhistoire. Ce dernier
existait bien avant d’être nommé. Mais il fallait le sortir de
l’anonymat, puis l’inscrire dans le registre de l’Histoire. Les poètes
grecs, l’illustre Hésiode en tête, lui ont donné une première forme
symbolique. Dans la mythologie grecque, il apparaît tout d’abord comme
une puissance primordiale, un dieu de l’union, de l’affinité
universelle. Ultérieurement, il deviendra le dieu de l’amour qui incite
à l’union des cœurs et de la chair. Plusieurs artistes peintres, pour
des raisons assez obscures, le personnifieront comme un angelot ailé,
brandissant un petit arc et se plaisant à briser des cœurs: un dieu de
l’amour à caractère infantile pouvant faire preuve parfois de cruauté
et de méchanceté. Étonnamment, et assez paradoxalement, ce dieu
infantile que symbolise Éros a peu à voir avec le plaisir sexuel et la
jouissance. Contrairement à Zeus ou à Aphrodite, il n’est pas dans la
jouissance; il n’est qu’un dieu excitatoire qui s’amuse avec les
émotions amoureuses et l’attraction charnelle.
Au fil du temps, Éros a été transformé. La notion d’érotisme, une fois
«construite», renvoie à des significations différentes dans la pensée
humaine. Je laisse à d’autres le soin de retracer les mouvances de la
notion d’érotisme dans les écrits des philosophes, des romanciers, des
théologiens, des anthropologues, des psychanalystes, etc. En
sexoanalyse – qui est un point de vue parmi d'autres —, tout ce qui
contribue au désir sexuel, à l’excitation génitale et à la jouissance
peut être considéré comme érotique. La sexoanalyse s’intéresse aux
modes d’érotisation typiques et atypiques, mettant surtout l’accent sur
les significations non conscientes des érotisations. C’est
principalement par l’exploration de l’imaginaire que la sexoanalyse
parvient à décoder les érotisations manifestes et latentes.
L'imaginaire a plusieurs couches de significations. Ainsi, il n'est pas
rare que les fantasmes érotiques qui apparaissent dans le champ de la
conscience soient des déguisements de fantasmes intolérables par le Moi
conscient.
Derrière Éros se cache Antéros. Dans la mythologie grecque, c’est le
frère jumeau d’Éros, son contraire; il symbolise le contre-amour, la
désunion, la discorde. Les spécialistes de la mythologie grecque n’en
parlent presque pas: il est simplement nommé comme étant l’opposé
d’Éros, une sorte d’Anti-Éros. Finalement, on ne sait pas trop qui il
est. Mais son nom est évocateur. En sexoanalyse, il renvoie à
l’ensemble des barrières et des limites sociales et personnelles
imposées à l’expression du plaisir sexuel et de la jouissance. C’est en
quelque sorte l’autre versant de la montagne, le versant à l’ombre. On
entre alors dans la sphère des contre-pulsions, des forces conscientes
et inconscientes qui entravent l’accès au plaisir sexuel et à la
jouissance.
À quoi sert Éros? Quelles sont les fonctions d’Antéros? Je me permets
dans le cadre de cet article de jeter un coup d'œil furtif sur les
fonctions sexologiques, psychologiques et sociales de ces deux forces
qui animent l'humain depuis la nuit des temps.
LES FONCTIONS D’ÉROSLa fonction reproductriceLa nature a inventé diverses stratégies pour permettre la reproduction
des espèces. Un certain nombre d’espèces inférieures obtiendront une
perpétuation du même, de l’identique par une reproduction asexuée.
Toutefois la plupart des autres espèces ont une reproduction sexuée.
C’est sans doute pour favoriser l’évolution des espèces que la
reproduction sexuée s’est imposée. Comment est-elle apparue? Je laisse
aux spécialistes des théories évolutionnistes le soin de nous éclairer
sur cette question. Ce qui est évident, c’est que la nature s’est
limitée à deux sexes biologiques: le sexe mâle et le sexe femelle. Les
états intersexués d'un point de vue strictement biologique existent,
mais ils ne sont que des anomalies constitutionnelles; pensons, entre
autres, aux hermaphrodites biologiques dans l’espèce humaine. Une
question se pose: pourquoi la nature s’est-elle contentée de deux
sexes? Est-ce pour éviter trop de complexité? Peut-on imaginer que cela
voudrait dire que l’évolution n’est pas encore complétée ? Est-ce qu’on
pourrait voir apparaître d’autres sexes dans quelques milliers
d’années? Et qui nous dit qu’il n’existe pas dans l’univers une autre
planète où il pourrait y avoir plus de deux sexes différents? Chez
l’humain, les sexes anatomiques n’ont pas changé depuis des centaines
d’années. En revanche, le psychisme humain, qui est pour ainsi dire la
partie la plus spécifique de l’humain, s’est complexifié. Le psychisme
humain va bien au-delà des catégories biologiques, bien au-delà de la
simple «binarité» mâle-femelle. Explorant depuis plusieurs années
l’imaginaire érotique d’un grand nombre de personnes, j’en déduis que
l’intrapsychique peut être porteur de plusieurs sexes différents.
Ainsi, je suppose que cette diversité des sexes sur le plan psychique
est porteuse d’évolution. L'humain est réticent aux changements, mais
ceux-ci lui permettent de se dépasser et d'évoluer.
Que vient faire Éros dans cette histoire? Comment Éros peut-il
faciliter la reproduction de l’espèce humaine? L’humain contrairement
aux autres espèces n’est pas régi par de puissants déterminismes
instinctuels. À vrai dire, il ne reste plus que quelques résidus
d’instincts, des pulsions qui sont en bonne partie sous la dépendance
des centres corticaux supérieurs. Éros peut être posé comme le
représentant symbolique des pulsions sexuelles. C’est cette force
mystérieuse qui stimule le désir et qui permet l’accès au plaisir
sexuel. En soi, Éros n’a pas d’orientation sexuelle: il se contente
d’alimenter le désir et, ultimement, de faciliter la jouissance. Quand
un homme et une femme s’attirent mutuellement, sont sous l’emprise
d’Éros, ceci peut stimuler, entre autres, le désir de pénétration
vaginale, le désir d’une complémentarité physiologique. Cela assure la
«perpétuation naturelle» du genre humain. C’est ce que j’appelle la
fonction reproductrice d’Éros. Cette fonction est en train d'être
modifiée par la technologie médicale moderne. Éventuellement, le coït
deviendra peut-être une sorte de relique, un moyen archaïque de
reproduction.
La fonction vivifianteSe reproduire, c’est assurer la continuité de l’espèce humaine. Sans
reproduction, la vie disparaît. En facilitant l’attraction entre les
sexes, Éros est une sorte de garantie de la perpétuation de l’humain.
Cependant, on peut aller plus loin et faire d’Éros une pulsion de vie.
Comme le dit si bien Georges Bataille (1957), « l’érotisme est
l’approbation de la vie jusqu'à la mort ». Pour la plupart des
individus, la désérotisation équivaut à la mort. Seules les personnes
ayant une grande capacité de sublimation peuvent mettre Éros en
veilleuse. Encore qu’on puisse supposer qu’il y a là une sorte
d’érotisation du sacré, de l’âme et de la vie éternelle. N’oublions pas
que l’érotisme va bien au-delà des pratiques sexuelles réelles et du
plaisir que l’on en retire. Et l’excitation sexuelle ne se traduit pas
nécessairement pas une réaction physiologique génitale. Certaines
personnes ont une vie sexuelle très active, mais leur érotisme reste
très pauvre. D’autres, au contraire, ont peu de conduites sexuelles
réelles, mais leur vie érotique, grâce à leur monde imaginaire et
onirique, demeure très riche. Certains se suffisent d’une excitation
par procuration, d’une identification aux plaisirs des autres. Il y a
une vie érotique tant que le désir sexuel subsiste, que ce désir soit
actif (désir de désirer) ou soit passif en apparence (désir d’être
désiré), conscient ou inconscient. Et dans toutes ces situations,
l’érotisme est une source de vie.
Ne commence-t-on pas à mourir dès la naissance? Éros, en tant que
pulsion de vie, et Thanatos, en tant qu’annonciateur de la mort, sont
en lutte permanente. Ne pas avoir de vie érotique, c’est donc se
rapprocher de la mort. Certaines personnes vont même jusqu’à flirter
avec la mort pour mieux se sentir vivantes ou pour se donner l’illusion
d’éternité. Une érotisation du danger, du risque de mourir alimente une
illusion de toute-puissance, d’indestructibilité. Ce phénomène se rencontre
plus souvent chez les hommes en raison probablement de la plus grande
vulnérabilité de leur identité de genre, de leur identité masculine.
Chez les femmes, l’érotisation du danger de la mort, par exemple la
nécessité d’être étouffée, d’être privée d’oxygène pour accéder à la
jouissance, a surtout une fonction déculpabilisante ou constitue, à la
limite, une façon de perdre le contrôle.
Inévitablement, la mort sort victorieuse et fait disparaître toutes
traces de vie (sauf peut-être la vie de l’âme). Je doute qu’une pulsion
de mort puisse en soi exister. Le désir de mourir survient quand la vie
n’a plus de sens, quand aucun plaisir n’est accessible, quand la
souffrance devient insupportable. Parmi les nombreux plaisirs de
l’existence, il y a le plaisir érotique, et celui-ci trouve sa source
première dans le désir et le fantasme. Tant qu’il y a de la vie, il y a
de l’espoir, dit-on; on peut dire également que l’espoir érotisé est
une source de vie.
La fonction fusionnelleDeux êtres humains se rencontrent. Ils tombent éperdument amoureux l’un
de l’autre. Ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Une
idéalisation réciproque les maintient dans cet état amoureux. On peut
tout d’abord s’interroger sur le sens de cette passion amoureuse.
Est-elle liée au besoin de trouver un complément? Est-ce simplement la
rencontre du double, du similaire, d’un miroir narcissique? Est-ce la
résultante de deux manques, de deux vides qui tentent désespérément de
se remplir réciproquement? Un peu de tout cela, sans doute.
L’échange des cœurs ne s’accompagne pas nécessairement d’un partage des
chairs. L’existence de passions amoureuses purement platoniques est
bien connue. Néanmoins, la passion amoureuse peut être propice à de
grandes exaltations érotiques. Bon nombre de personnes, surtout des
femmes, reconnaissent que leurs expériences érotiques les plus intenses
se sont déroulées dans un contexte amoureux. Cela peut s’expliquer par
le fait que la passion amoureuse est propice à l’abandon total et aux
régressions fusionnelles. Les hommes, en raison du clivage qu’ils ont
tendance à opérer entre la Madone et l’Antimadone, semblent moins aptes
à atteindre le «Nirvana érotique» avec la personne aimée.
La fonction masculinisante et féminisanteLa théorie sexoanalytique suppose l’existence d’un principe
différentiel dans le développement de la masculinité et de la féminité
(Crépault, 1997, 2005). Le garçon consolidera son identité masculine en
développant suffisamment d’agressivité phallique. Cette forme
d’agressivité renvoie à l’ensemble des fantasmes et des conduites
manifestes visant à démontrer la puissance masculine et à imposer une
domination intersexuelle et intrasexuelle. Bien qu'elle puisse verser
dans l'hostilité et la haine, l'agressivité phallique n'a pas en soi
une visée de destruction. Quant à la fille, elle renforcera son
identité féminine en laissant émerger en elle le «désir d’être désirée
corporellement». Évidemment, ces principes additifs peuvent sembler
réductionnistes: il y a certes des nuances, des subtilités, des
paradoxes entre le paraître et l’être, entre le conscient et
l’inconscient. Je n’entrerai pas ici dans les détails; je me
contenterai de dire quelques mots sur la fonction masculinisante et
féminisante d’Éros.
La sphère érotique est particulièrement propice à la confirmation de sa
masculinité ou de sa féminité. Allons tout d’abord du côté de l’homme.
Celui qui désire une femme, qui s’excite et qui parvient finalement à
la conquérir en la pénétrant vaginalement se prouve, ou se donne
l’illusion, qu’il est vraiment masculin. Et s’il parvient en plus à
faire jouir une femme (même si celle-ci simule la jouissance), il se
sentira d’autant plus masculin. Tout cela nécessite une bonne dose
d’agressivité phallique. Par contre, si l’homme a des ratés érectiles,
s’il ne parvient à «coïter» convenablement, il aura l’impression de
ne pas avoir suffisamment de virilité, il se posera comme un
sous-homme. Une blessure sérieuse à sa masculinité s’instaure et, à un
niveau plus profond, une atteinte à son narcissisme. Chez l’homme, la
fonctionnalité érectile et éjaculatoire est primordiale; sans cette
fonctionnalité génitale, il y a une nette dérive du sentiment de
masculinité. Pour conserver leur capacité érectile et éjaculatoire,
plusieurs hommes éviteront les débordements sentimentaux qui
risqueraient de les distraire lors d’une rencontre sexuelle: ils
seront plus à l’aise dans un échange érotique dépersonnalisé,
antifusionnel. D’autres hommes, pour différentes raisons liées à leur
histoire personnelle, utiliseront des astuces parfois assez étonnantes
pour conserver leur fonctionnalité génitale et leur masculinité: ils
pourront se servir d’un fétiche, se travestir, s’exhiber, s’imposer des
douleurs physiques, etc. D’autres encore ne pourront s’exciter que dans
un contexte homosexuel; ils auront tendance à choisir des partenaires
plutôt efféminés avec lesquels ils pourront affirmer leur puissance
phallique. Évidemment, je ne parle ici que des hommes qui se
définissent comme masculins et qui, à travers le lien érotique,
renforcent leur identité masculine. Je fais abstraction des diversités
genrales chez les hommes, chez, devrai-je dire, les mâles biologiques.
Je reconnais volontiers que la réalité est beaucoup plus complexe, et
que cette complexité augmente quand en plus on tient compte du réseau
inconscient.
Les femmes, surtout celles à prédominance féminine, s’érotisent d’une
façon différente. Pour elles, la fonctionnalité génitale et la
jouissance ne sont pas nécessairement des preuves de féminité. Ces
femmes vont surtout se sentir féminines quand elles suscitent le désir
de l’homme. Être désirée, devenir pour l’homme indispensable, voilà le
fantasme primaire de la plupart des femmes. Une consolidation de la
féminité, mais en même temps, la création d’une illusion narcissique où
la femme imagine que l’homme sera sous sa dépendance et qu’il ne pourra
plus se passer d’elle. L’indésirabilité, c’est-à-dire la perception de
ne pas ou de ne plus être désirable, est une atteinte majeure à la
féminité. L’injouissance, l’incapacité à jouir constitue apparemment
l’ultime blessure à la masculinité.
De nos jours, bon nombre de femmes sont plus à l’aise dans un mode de
fonctionnement masculin: elles veulent désirer et jouir (et même «éjaculer»). Certaines, dotées d’une certaine polyvalence, sont
capables de créer à travers l’érotisme une double polarité genrale:
selon les circonstances, leurs humeurs, leurs ressentis, elles peuvent
fonctionner soit sur un mode masculin, soit sur un mode féminin. Dans
certains cas, cela peut être l’indice de traits «hystériques». Mais
cette plasticité des modes d’érotisation peut aussi être un signe
d’évolution. J’aurais pu émettre le même commentaire pour les hommes
qui peuvent dépasser leur unidimensionnalité masculine en
s’identifiant, d’une façon non défensive, à certains aspects de
l’érotisme féminin sans pour autant renoncer à leur mode masculin
d’érotisation. Plus les sociétés humaines évolueront, plus il y aura
des variations dans les modes d'être masculin et féminin.
La fonction défensiveL’érotisme se prête bien à un usage défensif. Rares sont les personnes
qui n’ont jamais utilisé l’érotisme à des fins défensives. Par
l’érotisation, la personne entre dans un état d’hédonicité, un état
quasi magique qui lui permet, entre autres, d’occulter temporairement
ses misères affectives. À titre d’exemples, l’érotisme peut servir de
défense contre une menace de dépression, contre une déflation
narcissique (une perte de l’estime de soi), contre une incapacité à
supporter la solitude. La fonction défensive de l’érotisme apparaît
encore plus clairement lorsqu’on explore l’évolution de la genralité
dans l’histoire personnelle et dans les contenus fantasmatiques
excitatoires. Bien souvent, la personne va tenter de réparer à travers
ses fantasmes les défaillances de sa genralité. L’homme qui doute de sa
masculinité ou qui a besoin de se donner l’illusion qu’il est vraiment
masculin pourra imaginer comme manœuvre défensive qu’il est
tout-puissant sexuellement. La femme qui a l’impression de ne pas être
suffisamment féminine pourra élaborer un scénario érotique où elle se
pose comme ultradésirable et irrésistible. Une victoire imaginaire pour
calmer provisoirement les anxiétés genrales. Si je me fie à mon
expérience clinique, les érotisations atypiques (les paraphilies dans
le vocabulaire psychiatrique actuel) sont, pour la plupart, des
formations défensives. Des défenses qui allègent les misères
intrapsychiques, mais qui ne permettent pas une véritable légèreté
d'être.
Éros peut devenir envahissant. Il prend un caractère défensif lorsqu’il
occupe une place trop importante dans la vie d’une personne. L’érotisme
devient alors une sorte d’addiction, une aliénation. C’est comme si
l’érotisme se mettait au service non pas de la vie mais de la survie.
Cette aliénation par Éros est souvent symptomatique d’une grande
détresse psychologique.
DU CÔTÉ D’ANTÉROSAntéros
s’oppose à Éros. Il est le représentant symbolique du
contre-érotisme, de l’interdit. Il se manifeste, à des degrés
différents, dans toutes les sociétés humaines. Sa fonction première
n’est-elle pas de marquer le passage de la nature à la culture? Antéros
contribue au développement des civilisations. Sans interdits sexuels,
sans la présence d’Antéros, n’y a-t-il pas un risque de désordre
social? Un minimum d’interdits sexuels – je pense, entre autres, à
l’universalité du tabou de l’inceste – semble donc nécessaire au
développement d’une société. Dans bon nombre de sociétés humaines,
c’est au travers de la religion qu’Antéros s’enracine. La non-sexualité
a été en quelque sorte sacralisée par l’approche judéo-chrétienne. Le
Christ n’est-il pas issu de la Vierge Marie (par l’intervention de
l’Esprit-Saint)? Une naissance divine sans rencontre sexuelle
préalable: une «Immaculée Conception». Dans les sociétés où Antéros
prédomine,
Éros parvient quand même à souligner sa présence. Comment? En rendant
les interdits excitants. Si Antéros réussit à réprimer les conduites
sexuelles réelles, il a plus de difficultés à contrôler l’imaginaire.
Plus les interdits sexuels sont contraignants, plus les fantasmes de
transgression prennent de l’ampleur. Dans les sociétés où Antéros est
plus discret, les nôtres par exemple, Éros a tendance à devenir de plus
en plus assoiffé; comme s’il avait besoin de se dépasser sans cesse,
d’aller de plus en plus loin comme stimulant excitatoire. Ce crescendo
érotique apparaît assez nettement dans le sadomasochisme, où Éros
devient alors une source d’aliénation.
Antéros semble avoir une plus grande emprise chez les femmes. On sait
que, dans la plupart des sociétés, les femmes sont plus sélectives que
les hommes dans le choix de leurs partenaires sexuels. C’est comme si,
comparativement aux hommes, elles avaient un «Surmoi sexuel» plus
exigeant. Cela est surtout vrai dans les sociétés qui sont régies par
la «loi du père». Ces sociétés patriarcales ont tendance à donner un
pouvoir à la mère, alors qu’en contrepartie elles répriment le plaisir
et la jouissance féminine.
Même s’il existe des constantes interculturelles, on peut
supposer que
chaque société a son propre Antéros. Il en va de même sur le plan
individuel: chaque personne, à l’intérieur d’une société donnée, a un
Antéros qui lui est spécifique. La sexoanalyse s’intéresse
particulièrement aux significations de ce contre-érotisme individuel,
aux forces conscientes et inconscientes qui entravent l’accès au désir,
au plaisir et à la jouissance. Elle cherche à explorer les fonctions de
cet Antéros individuel. Il ne s’agit pas simplement de s’interroger sur
les facteurs étiologiques, sur la genèse. Il faut chercher la «fonction
de la dysfonction», les bénéfices que la personne retire de
ses inhibitions sexuelles, et enfin repérer les fonctions défensives de
ses insuffisances érotiques. Prenons comme exemple une personne qui n’a
pas de désir érotique ou qui ne parvient pas à la jouissance avec une
personne adulte consentante. Certes, on peut trouver des causes dans
l’histoire personnelle. Mais cela ne suffit pas. Il faut comprendre la
fonction de cette sexose dans l’économie psychique.
Antéros, tout comme Éros, se prête bien à un usage défensif. Antéros
pourra se substituer à Éros quand un désir ou un fantasme
potentiellement excitant s’avérera trop menaçant pour le Moi.
L’insupportable pour le Moi doit être réprimé ou refoulé. Cela équivaut
à une sorte d’antérotisation défensive. Quand le désir est de nature
délictuelle (pour une société donnée), la répression est un «moindre
mal». Mais la clinique sexologique nous enseigne que plusieurs
personnes s’interdisent l’accès à des activités sexuelles socialement
permises ou tolérées. Pensons à la vaginique qui «s’interdit» la
relation coïtale, aux personnes aversives aux contacts orogénitaux, ou
encore aux personnes qui sont incapables de s’exciter dans un contexte
fusionnel. Il y a de bonnes chances que ces contre-investissements
érotiques soient des formations défensives, des protections contre des
menaces plus ou moins conscientes.
D’autres contre-investissements érotiques n’ont pas nécessairement une
fonction défensive. Je crois même qu’ils ont une fonction structurante;
ils permettent non seulement d’établir une égosyntonie, une sorte
d’homéostasie intrapsychique, mais servent aussi, d’une manière
paradoxale, à renforcer les modes d’érotisation qui sont en harmonie
avec l’histoire personnelle. Par exemple, l’homme qui a développé une
identité hétérosexuelle n’aura pas d’attirances érotiques pour les
autres hommes, et pourra même, sous l’influence d’Antéros, trouver
plutôt désagréables les activités homosexuelles. Son Antéros personnel
lui permettra alors de renforcer son érotisme hétérosexuel. Le
contraire est aussi vrai: l’Antéros de l’homosexuel (son désintérêt
érotique pour la femme) l’amènera à consolider son érotisme homosexuel.
Bref, les contre-investissements peuvent aider à mieux structurer sa
propre identité érotique.
Antéros, tout comme le Surmoi freudien, rend possible l’intériorisation
des interdits sociaux. Ce faisant, il contribue au développement
individuel. Où situer le souhaitable? La prédominance d’Antéros
est-elle mieux que la suprématie d’Éros? Difficile de répondre à cette
question sans verser dans l’idéologie. Pour le bien-être de la majorité
des personnes, je dirais simplement que l’intégration des forces
érotiques et antiérotiques paraît souhaitable. Trop d’Éros et pas assez
d’Antéros n’est guère mieux que trop d’Antéros et pas assez d’Éros. Ces
deux possibilités peuvent, entre autres, entraîner un déséquilibre
affectif et des malaises existentiels. Savoir réconcilier en nous Éros
et Antéros, n’est-ce pas une porte d’entrée vers une plus grande
sérénité?
NOTES
1. Professeur
honoraire, Université du Québec à Montréal. Président de l'Institut
international de sexoanalyse.
RÉFÉRENCES
Bataille, G. 1957.
L’érotisme. Paris, Éditions de Minuit, coll. 10/18.
Crépault, C. 1997.
La sexoanalyse. Paris, Payot (Petite Bibliothèque Payot, no 642, 2007).
Crépault, C. 2005. «Nouvelles hypothèses en sexoanalyse», dans C. Crépault et J. Lévy (dir.):
Nouvelles perspectives en sexoanalyse (p.11-31). Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec.