No 3, 2010
Éros, Antéros et le rire
Agnès Camincher
1
«Détachez-vous
maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent:
bien des drames tourneront à la comédie»
Henri Bergson2, 1940
INTRODUCTION
Le comique et l'érotisme flirtent ensemble. Parfois ils s'attirent,
souvent ils se repoussent. La sexualité en est fréquemment l’objet.
Cependant, celle d'autrui fait plus facilement rire que la sienne
propre. Bien plus subtilement, entre les individus existent
d'infinies nuances de ce qui fait rire ou non. L'érotisme en est même
parfois totalement exclu. Toutefois, les accointances entre le comique
et le sexuel revêtent une subtilité qui peut aiguiser notre curiosité
en sexologie. Dans cet article, nous tenterons d'étudier quelques
aspects du comique. Il sera également question des liens entre comique
et érotisme. Enfin, nous verrons si le développement du comique peut
offrir des possibilités thérapeutiques en sexologie.
LE SEXE, C’EST SÉRIEUX
Pour bien des personnes souffrant de troubles sexuels, le travail
clinique est souvent dépourvu d’humour et ce pour plusieurs raisons:
peu de patients viennent nous consulter avec le même état d’esprit que
pour un après-midi de shopping. Au cours des premiers entretiens, nous
pourrions utiliser une sorte de baromètre émotionnel qui irait du temps
très brumeux de la personne susurrant sa souffrance, aux conditions
orageuses de la colère non exprimée, en passant par la fraîcheur de
l’accalmie lorsque le soulagement de la confidence se manifeste dans un
soupir. Enfin le problème est posé, non comme un enfermement dans un
flot d’interprétations qui tournent en rond mais comme des mots qui
libèrent et contiennent avec eux l’espérance d’un avenir meilleur. Lors
de consultations, il serait souvent impromptu, voire déplacé que le
sexoanalyste utilise l’humour grivois comme moyen de détente. De même,
on douterait de la motivation du patient s’il ponctuait sa narration de
rires inadéquats, voire d’histoires cochonnes.
Olivier
3 souffrait d’éjaculation rapide. Il
en avait les caractéristiques fréquentes, en particulier une anxiété de
performance. Cet homme était doté d’un sens du devoir et d’une loyauté
dans toutes les sphères de son existence. Son imaginaire érotique était
empreint de composantes liées à la soumission, position qu’il tenait
dans son univers familial et professionnel. Après une douzaine de
consultations, ses anxiétés s’estompaient petit à petit et il avait
intégré
un érotisme plus diversifié. Il reprenait les rennes de son existence,
avec plus d’autonomie.
Je lui fis la remarque suivante:
- En fait pour vous, la sexualité, c’est assez sérieux…
- Oh oui, me répondit-il, très très sérieux.
- Sérieux comment?
- Oh!... très sérieux. Sérieux comme un enterrement. En fait non, parce
qu’il m’est arrivé de rire à un enterrement. Donc la sexualité, c’est
plus sérieux qu’un enterrement. On ne rit jamais.
En même temps qu’il prononçait ces mots, il a dû lire sur mon visage
une expression d’étonnement à la fois profonde et interloquée, teintée
d’une once d’amusement. En un quart de seconde, par la voie de la
relation thérapeutique, il a saisi l’anachronisme de ses émotions
sexuelles. À ce moment-là précis, il fut pris d’un bruyant éclat de
rire très sonore comme rarement entendu. Son visage s’est éclairé. «Le
rire est une affection résultant de l’anéantissement soudain d’une
attente extrême», a dit Kant.
Olivier avait brusquement pris une distance avec sa triste narration
habituelle. Il devenait d’un seul coup un adulte capable d’avoir un
regard à la fois bienveillant sur lui-même mais aussi distancié. Il
passait du registre du jeune homme victime de contingences sexuelles
malheureuses à l’adulte qui s’assume et qui se regarde vivre avec un
brin d’ironie, et une affection teintée de raillerie. Ce fut
l’avant-dernière séance. Cette anecdote me fit m'interroger sur la
place du rire dans le champ sexuel et dans notre univers thérapeutique.
Pourquoi certains se repaissent-ils autant de croustillantes ou
paillardes histoires grivoises alors que d'autres les trouveront
simultanément pathétiques voire insupportables? Pourquoi tomber d'un
lit trop étroit pour deux peut-il être tellement drôle alors que choir
dans les escaliers n'est teinté d'aucune note d'humour? Les
passions sont-elles nécessairement associées au drame? Et faut-il
penser
qu'en perdant les accents dramatiques de la passion, les amants
pourraient craindre que leur relation perde en consistance? Pourquoi et
dans quelles circonstances le recours à une sorte d'humour peut être
utile en thérapie sexoanalytique?
QUELQUES FACETTES DU
COMIQUE
Le Rire,
ouvrage populaire du célèbre philosophe français Henri Bergson apporte
bien des réponses à la réflexion sur le comique. De nombreux autres
philosophes ont abordé cette question depuis l'Antiquité jusqu'à nos
jours. Mais on retrouve principalement des notions oscillant entre la
valorisation d'une bonne hygiène mentale par le rire et la
désapprobation du mépris que l'humour sous-entend. Voyons quelques
aspects du rire et du comique et comment ils s'articulent avec
l'érotisme.
On pourrait penser que le rire est une expression émotionnelle produite
par un effet de surprise dans certaines circonstances. Or, s'il peut
s'apparenter à une émotion par sa manifestation extérieure, en fait, il
serait provoqué uniquement lors d'une forme de détachement émotionnel
fort. Bergson (1940) parle d'une «anesthésie momentanée du cœur» qui
«s'adresse à l'intelligence pure» (p. 4). L'émotion envahissante serait
un ennemi de l'existence humaine - pensons aux fortes anxiétés du
domaine sexuel - et rire permettrait de s'en détacher: une bouffée de
légèreté, un moyen de défense salutaire.
Peut-on rire tout seul? Il semble bien que le rire ait besoin d'un
écho. La complicité avec d'autres est nécessaire, même imaginaire: rire
avec son partenaire pourrait être considéré comme un signe
pathognomonique d'une excellente entente. Rire en présence de son
sexoanalyste pourrait signer une relation thérapeutique très positive.
Cependant, rire de son partenaire lors d'une relation sexuelle nous
semblerait totalement inapproprié.
L'humour est réellement affaire individuelle. Chacun a sa propre forme
d'humour, dépendant de la nature de son raisonnement et également des
circonstances. Contrairement à
certaines croyances, l'humour n'est pas une affaire de genre. Il
n'existerait pas nécessairement un humour masculin ni un humour
féminin. Il s'agit avant tout d'un contexte culturel. Pour comprendre
le second degré, il est nécessaire de bien posséder les subtilités
d'une langue mais il est aussi indispensable de saisir le sens figuré
des expressions de cette langue. Traduire une blague dans une autre
langue, même bien connue, va fatalement lui faire perdre une grande
partie de sa valeur comique, et il faudra alors nuancer le propos, lui
apporter de nouveaux détails pour qu'enfin elle fasse rire.
Bergson a décrit diverses catégories du comique et en particulier, le
comique du geste. Dans ce cas, il faut faire perdre au mouvement sa
fluidité et alors il s'apparente à l'automatisme, à la répétition. Le
vivant cède la place à la mécanique. Chaplin fut le champion de cette
sorte de comique dans ses films muets, en particulier dans
Les Temps modernes.
Cependant, dans ce genre cinématographique, le corps érotique n'est pas
représenté. En effet, corps érotique et comique ne font pas bon ménage.
La mécanique du mouvement des corps lors d'une activité sexuelle
porterait l'attention sur la matérialité uniquement, inhiberait sa
fluidité et détruirait son caractère unique. Elle serait alors
dépourvue de ce qui constitue la vitalité de la sexualité, c'est-à-dire
la relation. Les corps amoureux deviendraient des choses et
quitteraient leur statut d'individus. Ils n'échangeraient pas, il n'y
aurait plus de langage. Voilà pourquoi le cinéma muet de Chaplin
ajoutait au comique.
Si le comique des gestes tient à sa désincarnation et à sa mécanisation
pure, il en est donc un peu de même pour le comique des mots.
«Dès que notre attention se concentre sur la matérialité d'une
métaphore, l'idée exprimée devient comique» (Bergson, 1940, p. 116).
Lorsque les mots recèlent un second degré et sont néanmoins compris
dans leur sens premier, là trouvent leur place le comique et le rire.
Dans la série américaine
Big
Bang Theory à laquelle on pourrait donner comme sous-titre
« comment quatre jeunes physiciens brillants sont totalement nuls avec
les femmes », le personnage de Sheldon utilise uniquement le langage
issu du positivisme logique anglo-saxon. Il est affublé du véritable
handicap de ne pouvoir percevoir que le sens premier du langage. Il est
totalement incapable d'une autre compréhension et encore moins du
langage non verbal. Cela conduit à un comique inévitable de
contre-sens.
Notons donc que le rire, dans sa spontanéité, ne surgit pas par hasard
mais que sa survenue intervient dans des conditions précises, en
particulier le détachement émotionnel, la présence nécessaire d'un
complice, même imaginaire, des composantes culturelles liées au
langage. En outre, nous retiendrons les catégories suivantes: comique
gestuel et comique des mots.
COMIQUE ET ÉROTISME
Nous voilà devant un paradoxe constitué par l'association entre
l'érotisme et le rire. D'une part, il semble bien qu'il puisse y avoir
quelques bénéfices à pouvoir rire de la sexualité pour soi-même et en
couple; il faudrait alors en préciser les modalités. Par ailleurs,
l'érotisme ne fait pas bon ménage avec le comique, car l'un et l'autre
s'opposent intrinsèquement, ne peuvent pas cohabiter en même temps:
rire en sexualité constitue un détachement émotionnel, qui pourrait
devenir insupportable pour le partenaire ou faire perdre les
composantes excitantes de la relation. En revanche, se laisser aller en
intimité émotionnelle et physique laisse peu de place au comique.
Cependant, intuitivement, on perçoit la présence de niches où la
coexistence est possible, voire souhaitable, en tout cas attractive. À
ce sujet, notons deux opportunités où rire et érotisme cohabitent
positivement. D'une part, il s'agit des occasions pour les couples de
rire ensemble dans l'intimité. D'autre part, il existe la possibilité
pour un individu de rire de soi-même à propos de la sexualité,
autrement dit de pouvoir pratiquer l'autodérision, non pas comme mode
défensif, mais comme une sorte de «comique philosophique». Ces deux
aspects sont naturellement dépourvus de toute vulgarité ou cynisme.
Rire de l'autre en intimité peut témoigner d'une inadéquation profonde,
d'un abus de substances, ou d'un profond trouble de l'excitation! De
même proposer des histoires grivoises à sa partenaire en guise de
préliminaires peut signifier un profond manque d'imagination. On
pourrait
plus raisonnablement évoquer une absence de lien, une distance qui
n'est ni-érotique, ni anti-érotique, mais simplement anérotique. Si
rire n'est pas un acte volontaire, vouloir provoquer le rire du/de la
partenaire nécessite une grande subtilité, la capacité à choisir le bon
moment, et surtout la bonne manière. Cette conjonction de bonnes
circonstances en fait donc un remède ou un jeu qui prend toute sa
valeur par sa rareté et sa finesse d'emploi. Cependant, on mentionne
plus souvent l'incongruité d'un événement extérieur qui pourrait
conférer un caractère comique à l’intimité: tomber du lit par exemple.
Au sommet de l'entente sexuelle, le rire partagé peut même être une
source d'excitation. Toutefois, si le malheureux est submergé par des
émotions de type anxieux lors d'une activité sexuelle, il y a fort à
parier que la chute ne provoquera pas son rire, les émotions en
présence ne pouvant se réduire instantanément. Cet exemple nous permet
de saisir que le comique sexuel est difficilement recherché pour
lui-même, mais constitue un critère robuste d'une sexualité légère,
c'est-à-dire peu anxiogène.
RIRE ET SEXOANALYSE
Bergson (1940) a établi des lois du comique très précises. L'une
d'elles dit ceci:
«Le comique n'appartient ni tout à fait à l'art, ni tout à fait à la
vie» (p. 103).
Tout d'abord, j'aimerais vous proposer quelques analogies entre théorie
sexoanalytique et le rire. Une maturité sexuelle se trouve, entre
autres, dans un érotisme varié, dans la capacité à déplacer son champ
érotique entre des positions contraires: fusionnel / anti-fusionnel;
madonne / anti-madonne; berger / cow-boy pour paraphraser les
références québécoises. On peut également trouver pertinents les
mouvements entre sujet et objet, en constatant à quel point il est
nécessaire pour les patients de se sentir véritablement sujet dans une
relation pour se permettre la liberté d'être un objet de désir. En
quelque sorte, il est indispensable de sentir le désir du ou de la
partenaire comme éminemment personnalisé, c'est-à-dire avoir la
conviction de sa non-interchangeabilité. Cette perception,
l'intentionnalité du désir de l'autre, est très souvent d'une grande
subtilité, se ressent même simplement au détour d'une caresse, dans la
profondeur d'un regard. Se sentir unique aux yeux de l'autre afin de se
permettre d'être autre. Or le champ du rire se trouve précisément et
uniquement dans ces sortes d’oppositions.
À propos de l'imaginaire érotique: après avoir saisi l'enjeu des
diverses formes du comique, on remarquera que le fantasme est à la
réalité ce que le figuré est au propre: une métaphore du vivant. Le
rire et partant l'humour sont affaire individuelle, où de nombreux
facteurs entrent en compte. Par ailleurs, il s'agit d'une voie qui
apporte légèreté et distance de l'individu face à sa self-narration. On
peut donc émettre l'hypothèse qu'il serait alors possible d'aider le
patient à fluidifier son érotisme par le comique. Ceci interviendrait
seulement lorsqu'une grande partie de la thérapie sexoanalytique aurait
avancé.
Pourquoi ne pas utiliser cette possibilité d'explorer systématiquement
le champ d'humour du patient dans la sphère érotique? Il s'agirait
alors d'un angle de vue sur son imaginaire érotique par un biais
complémentaire aux modes d'exploration spécifiques de la sexoanalyse.
Ceci pourrait consister en plusieurs possibilités: des images à
caractère comique et après sélection par le patient concerné les
utiliser comme base de discussion. Il est également possible d'aborder
la question de l'humour grivois comme angle d'approche du sexuel et
champ de compréhension des anxiétés du patient.
Cependant, le scénario est parfois tellement incongru, décalé qu'il
serait alors légitime de se poser la question si son rôle ne serait pas
aussi de permettre de s'émanciper du dramatique, de s'inventer sa
propre situation drolatique, pour enfin quitter le drame des anxiétés
et de la vie en général.
Peut-être pouvons-nous parfois guider les patients sur une voie
d'humour en les aidant à forcer le trait très légèrement et avec tact.
Posons comme hypothèse que le regard de l'individu sur sa vie sexuelle
et sur ses fantasmes le conduit souvent à avoir peur du ridicule.
Marianne commença à sortir de son trouble du désir en s'imaginant en
train d'effectuer une séance de streap-tise devant son mari. Sa
narration était très difficile, ponctuée de signaux de gêne: comment
elle, mère de famille et femme respectable pouvait-elle accepter de
s'imaginer dans cette scène en tant qu’anti-Madone? Par dessus
l'impensable se jouait la peur du ridicule. Pouvais-je être spectatrice
respectueuse de cette comédie sans me moquer? Allais-je me couler dans
le rôle virtuel du spectateur implacable? Ou bien serais-je le
spectateur bienveillant? Passée la première gêne, elle pouvait alors
rire tout d'abord de sa témérité, se surprendre elle-même, mais aussi
rire de sa compréhension de l'érotisme comme une comédie de genre où il
est permis de s'amuser et même d'y avoir du plaisir. Nous pouvons
trouver chez Bergson (1972) des éléments de réponse dans son approche
de la notion de temps. Il détache le temps de son habituelle analogie
avec l’espace et considère la durée comme subjective et indivisible. La
durée est indivisible dans la psychologie humaine, elle donne une
certaine homogénéité aux événements saisis de l’intérieur. Dans la
sexualité, l’homogénéité de la durée est effectivement pertinente. On
ne peut réduire les scénarios sexuels, même les plus répétitifs à une
pièce de théâtre découpée en actes, eux-mêmes divisés en scènes. La
fluidité et l’émotion présentes participent d’un même mouvement sexuel.
Les endorphines liées à l’excitation renforcent ce détachement de la
notion de temps. En revanche, le rire ou le comique cisaillent la
durée, la divisent radicalement. Avec le comique, il y a un avant, un
après le rire. Le changement de cap s’impose, le registre change. La
partition passe du
Larghissimo, à l’
Allegro
vivace.
Passer de la position de victime de soi-même à observateur de ses
mécanismes sexuels devient alors possible. Il nous paraîtrait absurde
de promouvoir la sexualité comme gymnastique afin de se distancer de
ses craintes. Ceci ne peut que conduire à la fuite du vivant, dans sa
composante spécifique humaine. En revanche, être soutenu par le
thérapeute pour se positionner à la bonne distance par le biais de la
narration, afin de ne pas rester victime de ses anxiétés, est
souhaitable. La patiente
mentionnée plus haut voulait quitter le registre d’un désir absent
dans le poids du drame. Pour cela, seule une rupture franche avec ses
habitudes érotiques lui permettait de choisir une autre voie. Là, dans
ce mince espace entre la prise de recul minimale du confort et
l'absurde détachement du vivant se trouve la juste distance et la
souplesse et là, se trouvent des possibilités d'ajustement par le
comique.
En matière de pathologie sexuelle masculine, j'aimerais vous rapporter
les propos bien connus de Woody Allen: «mon ex-femme prétend que je
suis un mauvais amant. Comment peut-on juger un homme en deux minutes?»
NOTES
1.Sage-femme, sexologue clinicienne,
sexoanalyste, Centre Médical de la Côte, 14 rue du Petit Berne, CH-2035
Corcelles (Suisse). www.sexologie-camincher.ch
2. Henri Bergson,
philosophe français, né en 1859, mort en 1941.
3. Cas clinique réel évoqué
avec accord du patient.
RÉFÉRENCES
Bergson, H., 1940,
Le
Rire, Paris: Presses Universitaires de France, 357 p.
Bergson, H. 1972. «L’idée de temps» in
Mélanges, ed. A.
Robinet, Paris: PUF, pp. 513-517.
Chaplin, C. 1936.
Modern
Times, USA, United Artists.
Kant, E. 1993.
I.
Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, ed. Vrin.